Un Empire sur lequel le soleil ne se couche jamais

Jusqu’à présent dans cette série, nous avons étudié la vie de plusieurs personnages historiques qui ont tenté soit de préserver l’Empire romain, soit de faire renaître des composantes de l’Empire déchu d’Occident. Parmi ces derniers, certains ont mieux réussi que d’autres, qu’il s’agisse de reproduire des configurations territoriales impériales ou de défendre et d’étendre l’héritage chrétien de Constantin. Pourtant, quel qu’ait été le degré de réussite de chacun, aucun n’a pu rétablir bien longtemps les « splendeurs de la Rome antique ». En outre, malgré l’attachement apparent de certains à la chrétienté, tous ont usurpé le rôle de messie et incarné des cultes de divinité païenne de l’antiquité romaine.

Personne ne peut prétendre être plus profondément européen que le Saint Empereur romain Charles V dit Charles Quint (1519-1556). Il est espagnol, portugais, franco-bourguignon, autrichien et hollandais et, dans ses veines, coule aussi le sang des Bourbon et des Plantagenêt. On dit qu’il a des ancêtres d’origine germanique, grecque, italienne, slave, lithuanienne, bohémienne, scandinave, anglo-saxonne, espagnole musulmane et juive. Il parle couramment l’espagnol, le français, le néerlandais, l’italien et l’allemand et cumule plus de soixante-dix titres royaux, princiers et officiels de toute sorte, parmi lesquels ceux de roi élu d’Allemagne, d’archiduc d’Autriche, de duc de Bourgogne et de roi de Castille et d’Aragon. Par extension, il jouit de droits souverains sur la Bohème, la Hongrie, l’Italie, la Sicile, la Sardaigne, les Pays-Bas et le Nouveau Monde des Amériques, tout en pouvant prétendre à des territoires en Croatie et ailleurs. De plus, les liens de Charles avec la royauté sont encore plus impressionnants lorsqu’on considère sa parenté étendue. L’historien H.G. Koenigsberger remarque qu’« à un moment ou un autre de son règne, Charles lui-même ou un membre de sa famille occupait presque chacun des trônes royaux d’Europe en tant que souverain ou consort » (The Empire of Charles V in Europe, Volume 2 de The New Cambridge Modern History, 1958).

La dispersion géographique de ses terres et des membres de sa famille, ainsi que les responsabilités qu’il endosse, expliquent ses déplacements quasi perpétuels dans les diverses parties de son Empire et au-delà. Les possessions territoriales de Charles seront les plus vastes parmi toutes les puissances européennes entre 400 et 1800 – allant du Pérou à l’ouest, jusqu’aux Philippines à l’est. Elles constituent véritablement un Empire sur lequel le soleil ne se couche jamais.

DES INFLUENCES PRÉCOCES

Charles naît en Flandres dans la cité de Gand, en 1500. Très tôt, il est orphelin, ou presque : son père Philippe le Beau, fils de l’empereur Maximilien Ier, meurt en 1506 et sa mère, Jeanne, fille mentalement perturbée de Ferdinand II et d’Isabelle Ière « La Catholique » d’Espagne, passera la majorité de sa vie retirée du monde. Charles est élevé en Flandres par l’une de ses marraines, sa tante Marguerite d’Autriche.

Le prince est admis très jeune dans l’ordre de la Toison d’Or, une institution bourguignonne créée en 1430 pour donner à l’aristocratie régnante l’occasion d’illustrer sa bravoure chevaleresque en défendant son pays et sa religion. Son intronisation rejoint les souhaits de l’homme qui, dès que Charles a neuf ans, devient pour lui une figure paternelle, Guillaume de Croÿ, seigneur de Chièvres. Ce dernier encourage le jeune prince à adopter le culte bourguignon de la chevalerie, empreint d’idéaux missionnaires chrétiens catholiques.

Une autre influence notoire dans la vie de Charles vient d’Adrien d’Utrecht, son précepteur nommé en 1506. Fils de charpentier, Adrien est un théologien scolastique et un professeur qui comptera parmi ses étudiants le traducteur de la Bible hollandais, Erasme (lequel sera également conseiller du jeune Charles pendant un temps). Adrien deviendra finalement évêque et grand inquisiteur espagnol. Il restera conseiller spirituel de Charles pendant les premières années du règne de celui-ci sur la couronne d’Espagne. Avec l’aide du roi, il sera élu pape sous le nom d’Adrien VI en 1522. À cette occasion, l’historien flamand Wim Blockmans note une correspondance de Charles : « Avec la papauté entre vos mains et l’Empire dans les miennes, je pense que de grandes choses peuvent être accomplies grâce à nos actions unanimes. L’affection et le respect que je vous porte ne sont rien moins que ceux d’un bon fils à l’égard de son père. » (Emperor Charles V: 1500‑1558).

ROI À PLUS D’UN TITRE

En 1506, au décès de son père Philippe, Charles hérite de la Franche-Comté et des provinces qui constitueront plus tard les Pays-Bas, ainsi que d’un droit sur le duché de Bourgogne (confisqué par la France en 1477). Cependant, comme il n’a que six ans, sa tante Marguerite est nommée régente assumant sa fonction jusqu’en 1515, date à laquelle Charles est émancipé.

À la suite de la mort de son grand-père maternel Ferdinand, en 1516, Charles et sa mère sont proclamés nouveaux « souverains catholiques » d’Espagne. En 1517, il se rend dans la péninsule pour revendiquer son héritage. Toutefois, l’état mental de sa mère est tel que, bien qu’ils soient co-souverains, Charles devient l’unique monarque dans les faits. Il est aidé en cela par son grand chancelier, le brillant juriste piémontais Mercurino Arborio di Gattinara. Au début, l’incapacité de Charles de parler l’espagnol, de même que ses manières flamandes et sa tendance à attribuer des fonctions aux Bourguignons, le rendent impopulaire.

En 1519, son grand-père paternel, l’empereur Maximilien, décède. Charles s’est employé à être élu pour lui succéder en tant que Saint Empereur romain, une démarche que Maximilien lui-même a entamée pour son petit-fils un an auparavant. Pour le moment, Charles doit donc quitter l’Espagne. Or, le financement de ses ambitions impériales suscite une opposition des Espagnols ; Gattinara y répond en plaidant la nécessité d’un départ pour l’Allemagne dans un discours que le roi prononce devant le parlement national en 1520. Blockmans en cite un extrait : « Cette décision devait être prise par égard pour la foi dont les ennemis sont devenus si puissants que la paix de la nation, l’honneur de l’Espagne et la prospérité de mes royaumes ne peuvent plus tolérer une telle menace. Leur continuité ne peut être assurée que si j’unis l’Espagne à l’Allemagne, et le titre de César à celui de roi d’Espagne. » Il ne reviendra pas en Espagne avant trois ans.

L’EMPEREUR ÉLU

Sa quête du titre impérial place Charles en concurrence avec le roi de France, François Ier, qui lui aussi brigue le trône. Même Henri VIII d’Angleterre (dont l’épouse est à l’époque la tante de Charles, Catherine d’Aragon) envisage d’entrer en lice. D’après l’historienne allemande Gertrude von Schwarzenfeld, l’attrait de chacun des souverains pour le trône impérial « montre comment, à l’époque de l’humanisme, la nature supranationale de l’idée d’empire était autrefois mieux acceptée. Avec la redécouverte de l’antiquité, les hommes se souvenaient de l’ancien Empire romain ». La Renaissance se fonde en partie sur ce retour aux valeurs de la Grèce et de Rome, et son projet humaniste contribue en parallèle à l’unité paneuropéenne.

Financé par plusieurs grandes familles européennes très fortunées, Charles est en mesure de soudoyer les électeurs pour éclipser François. Malgré ce qui est apparemment une dernière tentative du pape Léon X de promouvoir le duc de Savoie, la désignation unanime de Charles comme roi des Romains et empereur élu du Saint Empire romain a lieu le 28 juin 1519, plaçant le renouveau potentiel des idéaux de Rome dans les mains des Habsbourg.

Le biographe Karl Brandi rapporte ce que Gattinara écrit à l’empereur fraîchement élu : « Sire, puisque Dieu vous a conféré cette grâce immense de vous élever, par dessus tous les rois et princes de la Chrétienté, à une puissance que jusqu’ici n’a possédée que votre prédécesseur, Charlemagne, vous êtes sur la voie de la monarchie universelle, vous allez réunir la Chrétienté sous une seule Houlette. » (Charles Quint : 1500-1558, 1951).

« Dans le plan iconographique du défilé triomphal, l’empereur Charles Quint était présenté comme l’héritier légitime de Charlemagne et de Constantin le Grand […] mais aussi marchant sur les traces des émissaires de Dieu Titus et Gédéon, exterminateurs de l’hérésie. »

Yona Pinson, Imperial Ideology in the Triumphal Entry into Lille of Charles V and the Crown Prince (1549)

En octobre 1520, dans le respect des traditions du Saint Empire romain, Charles est couronné roi des Romains dans la capitale carolingienne, Aix-la-Chapelle (voir la troisième partie de Messies ! dans le numéro d’Automne 2005). L’historien Friedrich Heer précise qu’au début de la cérémonie, Charles embrasse la croix de l’Empire, laquelle remonte à l’époque de Lothar, le petit-fils de Charlemagne (840-855). Il faut noter que le crucifix porte en incrustation un camée de César Auguste d’un côté, et un de Christ de l’autre. Devant l’autel, Charles se prosterne et jure de défendre la foi catholique, de protéger l’Église, de rétablir les possessions de l’Empire, de préserver les faibles et les plus démunis, et de se soumettre au pape et à l’Église romaine. Une fois que Charles a déclaré ses intentions, il est demandé aux princes et aux représentants du peuple de l’ovationner en tant que souverain, selon la tradition impériale romaine, en levant la main et l’acclamant à pleine voix. Les électeurs tendent à Charles l’épée de Charlemagne ; les archevêques de Cologne et de Trêves lui administrent l’onction, le drapent dans les vêtements de sacre de Charlemagne et lui remettent l’orbe et le sceptre ; l’archevêque de Cologne place ensuite sur sa tête la couronne impériale d’Otton le Grand (voir la quatrième partie de Messies ! dans le numéro d’Hiver 2006). Charles s’assoit alors sur le trône de Charlemagne et reçoit la communion.

LA BATAILLE POUR LA PAIX

Comme il doit gouverner un vaste territoire et qu’il est animé de profondes convictions catholiques romaines, Charles veut obtenir la paix. Cependant, ses trente-sept années de règne vont connaître des situations qui rendront le conflit inévitable. En tant que défenseur de la chrétienté catholique, il luttera pendant la plus grande partie de son office contre l’agitation croissante déclenchée par l’appel de Martin Luther à une réforme radicale au sein de l’Église.

« Charles voyait dans sa tâche une désignation divine pour mener une chrétienté unie contre l’ennemi extérieur, le Turc musulman et, plus tard, contre ses ennemis intérieurs, les hérétiques luthériens. »

H.G. Koenigsberger, The Empire of Charles V in Europe

De plus, la rivalité persistante entre Charles et François Ier au sujet de territoires perdus crée un conflit entre les Habsbourg et les Valois qui marque l’essentiel de son règne. À l’est, la menace liée à l’expansionnisme de l’Empire ottoman amène l’empereur à affronter les Turcs en Méditerranée, en Italie et en Europe orientale. Ces deux pôles de conflit se font plus éprouvants et onéreux du fait de progrès coûteux dans l’art militaire. Et même si l’Espagne bénéficie depuis peu de l’accès à l’or et à l’argent des mines d’Amérique centrale et du Sud, les obligations de déplacement et les campagnes parfois inutiles de Charles l’amènent constamment au bord de la faillite.

Lorsque l’empereur élu assiste à la diète à Worms en 1521, il rencontre pour la première fois un homme qui veut lui aussi une réforme religieuse (quoique par des moyens différents). Charles qui, selon Heer, se décrit à l’assistance comme descendant « des empereurs chrétiens qui ont régné sur la noble nation germanique, des rois catholiques d’Espagne, des archiducs d’Autriche, des ducs de Bourgogne, qui, tous, jusqu’à la mort, ont été les fils fidèles de l’Église romaine, les défenseurs de la foi catholique » n’a que 21 ans. Son interlocuteur est un ancien moine augustin de 37 ans, professeur de théologie à l’université de Wittenberg. Il s’appelle Martin Luther. Quatre ans plus tôt, il a présenté ses 95 thèses formulant des propositions doctrinales et ecclésiastiques qui vont à l’encontre de l’autorité du Vatican.

Un différend avec Rome n’est pas chose nouvelle en Allemagne. Pendant un siècle, les représentants de l’Église ont protesté contre l’ingérence pontificale dans leurs affaires. Pourtant, face à une dissidence grandissante dans ce qui deviendra les Pays-Bas espagnols (qui correspondent en gros à la Belgique et au Luxembourg actuels), le pape Léon X décrète en 1515 lors du cinquième concile de Latran que les imprimés peuvent propager l’hérésie et doivent dorénavant être approuvés par l’Église. En réaction, indique Blockmans, Charles promulgue trois édits, en 1517, 1519 et 1520. L’une de ses grandes préoccupations tient aux travaux très largement diffusés et au comportement anti-papal de Luther : il a brûlé publiquement la bulle d’excommunication du pape et un exemplaire de la Loi de l’Église. Blockmans note qu’en mars 1521, Charles, parlant de lui-même comme du « plus grand protecteur et défenseur de l’Église universelle », ordonne que les œuvres hérétiques soient brûlées dans les lieux d’exécution publics au son des trompettes.

L’empereur, décidé à remédier à la menace accrue envers le droit et l’ordre, ordonne à Luther de se présenter à l’assemblée à Worms. Devant la diète, Luther refuse de se rétracter (« les papes et les conciles ne sont pas crédibles, car ils sont connus pour s’être souvent trompés et contredits »). Il en découlera l’Édit de Worms, qui condamne la possession ou même la lecture des travaux de Luther, exigeant à nouveau que ces écrits soient brûlés. Cependant, dans le respect du code de chevalerie bourguignon, l’empereur a assuré à Luther un sauf-conduit pour venir à la Diète et en repartir sans encombre.

En Allemagne, la guerre des Paysans (1524-1526) contre les inégalités sociales et économiques résulte directement des troubles provoqués par les actes de Luther, même si le réformateur en condamne personnellement les auteurs.

TRADITIONS IMPÉRIALES

Koenigsberger fait remarquer que Gattinara, le juriste romain, envisage non seulement Charles comme un nouveau Charlemagne, mais qu’il parle aussi de lui comme « suivant la voie du bon empereur Justinien » – à n’en pas douter dans l’espoir que Charles réforme le droit et simplifie les procédures juridiques de la même manière (voir le troisième épisode de Messies !). Ainsi, « il serait possible de dire qu’il existe un seul empereur et une seule loi universelle ». Gattinara est convaincu que le titre impérial de Charles est « voulu par Dieu lui-même […] et approuvé par la naissance, la vie et la mort de notre Rédempteur le Christ ». Le propos est cohérent avec sa philosophie. En effet, en tant que conseiller politique et personnel de Charles, Gattinara favorise l’idéologie romano-italiano-impériale prônée par Dante Alighieri, cet auteur du début de la Renaissance considérant l’Italie comme le centre vital de la puissance impériale. Il se crée ainsi un contexte significatif en faveur de l’accession de Charles au trône de l’Empire.

Entre 1522 et 1529, Charles s’installe en Espagne pour la première fois de son règne. À la fin de juillet 1529, il quitte Barcelone pour se rendre en Italie afin d’y être sacré empereur par le pape Clément VII. Les relations avec la papauté ont été sérieusement perturbées en 1527, lorsque, au grand embarras de Charles, ses généraux ont perdu le contrôle de ses troupes sous-payées et qu’ils ont pillé Rome avant de retenir le pape prisonnier pendant sept mois.

À présent, s’efforçant de ménager les sensibilités italiennes et de restaurer sa popularité, Charles adopte un nouveau visage. Sur la recommandation de Gattinara, il se façonne une image d’incarnation d’empereur romain. Son chancelier n’est d’ailleurs pas le seul à lui prodiguer un tel conseil. En 1529, Antonio de Grevara, confesseur à la cour, rédige un traité politique sur l’empereur romain Marc-Aurèle (161‑180) dans lequel il encourage son souverain à prendre ce dernier comme modèle.

Apparemment, l’Italie est aussi disposée à l’égard d’un empereur que Charles l’est à en devenir un officiellement. Le temps est venu pour lui de marquer autrement sa position auprès de la population : « l’entrée impériale » – défilés triomphaux, dans le style de la Rome antique, qui se déroulent dans les villes et cités de l’Empire – fait son apparition. Lorsque les navires de Charles arrivent dans le port de Gênes, non seulement le souverain a tout l’air romain, mais il est accueilli par la reconstitution d’un arc de triomphe de l’antiquité romaine décoré de l’aigle à deux têtes des Habsbourg. Une autre copie d’arc de triomphe orne la cathédrale. Quand l’empereur élu entre dans Bologne pour être sacré, la procession passe devant des portraits de César, d’Auguste, de Titus et de Trajan, accompagnant ses propres emblèmes.

Non seulement Charles est le successeur des empereurs romains, mais il est aussi défenseur de la foi et soldat de Dieu dans la tradition de l’Empire restauré de Charlemagne de l’an 800.

Suivant la coutume médiévale, le 22 février 1530, le pape place la couronne de fer de Lombardie sur la tête de Charles. Deux jours plus tard, il l’intronise empereur. C’est la dernière fois qu’un Saint Empereur romain est sacré par un pape, même si l’Empire devait survivre pendant presque trois cents ans encore.

En juin, Charles séjourne à Innsbruck en se rendant en Allemagne. C’est là que Gattinara meurt. L’unité de l’Empire à laquelle le chancelier s’est longtemps consacré avec acharnement perd ainsi son catalyseur. Bien qu’il soit désormais adulte, Charles se trouve privé de son conseiller le plus intéressé par l’Empire et nomme pour le remplacer deux secrétaires d’État moins puissants. Toutefois, comme nous le verrons, Charles ne renoncera jamais à ses idéaux religieux et impériaux encouragés par ses années de formation auprès d’Erasme, de Gattinara, de Guevara et d’autres.

En 1536, il entre dans Rome en triomphe comme l’un de ses aïeux avant lui, remontant l’ancienne Via Triumphalis sur un cheval blanc et revêtu d’une cape pourpre. D’après l’historienne de l’art Yona Pinson, « Charles s’était réinstitué successeur légitime de l’Empire romain », reprenant l’image de Marc-Aurèle et du conquérant à cheval (« Imperial Ideology in the Triumphal Entry into Lille of Charles V and the Crown Prince [1549] », Vol. 6 de Assaph Studies in Art History, 2001).

DES ENNEMIS À L’EXTÉRIEUR ET À L’INTÉRIEUR

Une des préoccupations omniprésentes dans le règne de Charles après la mort de Gattinara est l’essor de la révolte protestante. Même si l’empereur doit fréquemment répondre aux menaces française et turque – raisons suffisantes pour éviter l’accentuation d’une division religieuse et politique au sein de l’Allemagne –, ni Charles ni les protestants ne parviennent à obtenir de la papauté qu’elle œuvre à une réconciliation par le biais d’une réforme. L’empereur tente de persuader le Vatican d’autoriser un concile pour traiter tous les points de discorde ecclésiastique allemands mais, comme le relève Heer, « Charles V, l’empereur le plus catholique que le monde ait jamais porté, trouva dans les papes ses plus redoutables adversaires ». De plus, quoique Charles n’ait jamais été enclin personnellement à une évolution doctrinale, ses homologues n’ont jamais été disposés à résoudre les problèmes sans en passer par là.

De juin à septembre 1530, Charles préside l’assemblée agitée de la diète d’Augsbourg où est lue pour la première fois la déclaration qui deviendra le pilier doctrinal de tous les groupes protestants, la Confession d’Augsbourg. C’est ainsi qu’en tentant une réconciliation, Charles génère par inadvertance le document fondateur de la scission protestante avec Rome.

En 1545, le pape Paul III accepte un concile très attendu qui siège pour la première fois dans la ville impériale de Trente, dans le nord de l’Italie. Pourtant, deux ans plus tard, Charles, las de l’opposition de certains princes protestants, prend les armes et les bat à la bataille de Mühlberg. Pris par son triomphe, il aurait répété les paroles prononcées par Jules César à la suite d’une conquête militaire en Asie Mineure : « Veni, vidi, vici » (je suis venu, j’ai vu, j’ai vaincu).

Le tableau de Titien célébrant la victoire de l’empereur le montre là encore chevauchant, portant la très symbolique Sainte-Lance carolingienne qui, croyait-on, renfermait des reliques des clous de la crucifixion de Christ : le défenseur de la foi catholique a triomphé avec l’aide de son sauveur. Le portrait de Titien est cependant plus empreint de propagande que de réalisme puisque, en réalité, Charles a utilisé au combat une épée courte très différente.

Malgré sa victoire à Mühlberg, Charles n’est pas dans une volonté d’écraser le protestantisme. Il sait que ce serait impossible. En conséquence, en 1555, la Paix d’Augsbourg donne une reconnaissance impériale à la Confession d’Augsbourg, accordant ainsi la liberté de religion aux princes allemands et à leurs territoires, ainsi qu’aux villes libres.

À la fin du siècle, soit trente-sept années après la dernière assemblée du concile de Trente, la plupart des abus qui ont conduit à la Réforme protestante ont disparu mais, entre-temps, les divergences doctrinales se sont enracinées et l’Europe ne sera plus jamais unie par le catholicisme. Le concile marque également le début de la contre-réforme grâce à laquelle l’Église catholique prend l’initiative et institue le Saint Office de l’Inquisition. L’élimination cruelle de ceux qui souscrivent à une doctrine contraire, non autorisée par leur prince, ne peut que creuser la division entre catholiques et protestants allemands qui finira par éclater avec la guerre de Trente Ans (1618-1648). Ce que Charles a cherché à éviter par la discussion et la réconciliation – une désunion violente au sein de la chrétienté – caractérisera le siècle suivant.

MISE EN SCÈNE D’UNE SUCCESSION

En 1548, l’activité dynastique et impériale de Charles se traduit par une nouvelle série d’entrées triomphales dans de grandes villes, qui commence par une autre visite de Gênes et se termine à Anvers un an plus tard. Ces défilés ont pour but de présenter Philippe, le seul fils légitime et héritier de Charles, à ses futurs sujets dans le cadre d’une idéologie impériale. En général, les accès sont ornés d’arcs de triomphe de style romain tandis que divers chars décorés et tableaux vivants illustrent des scènes du brillant règne de l’empereur.

D’après Pinson, l’entrée de Charles et de Philippe dans Lille, dans le nord de la France, en 1549, est particulièrement impressionnante sur le plan politico-religieux par sa démonstration d’une « propagande catholique militante ». Une « image de l’empereur idéal » y est présentée en tant que « véritable héritier et successeur de Charlemagne, défenseur de l’Église et de la foi », alliée à celle de « César, maître du monde (Domine Mundi) ». Les victoires militaires de Charles sur ses ennemis de l’intérieur et de l’extérieur de l’Empire sont glorifiées par des décors élaborés, faisant manifestement référence aux conquérants de l’antiquité romaine ainsi qu’à des thèmes bibliques et païens classiques. Par association, Charles est Titus, vainqueur des juifs anti-chrétiens, destructeur de Jérusalem et de son temple en l’an 70. Il est « sauveur chrétien avec, à ses côtés, Mars et Neptune d’une part, et des vertus théologiques de l’autre ». Il est aussi le Gédéon de la Bible, destructeur de l’autel païen de Baal à l’époque des Juges et détenteur de la toison miraculeuse (référence biblique associée au soutien que Charles accorde à l’ordre des Chevaliers de la Toison d’Or). Tous les défilés représentent et célèbrent la notion de transmission d’un père à son fils : Abraham et Isaac, David et Salomon, Philippe de Macédoine et Alexandre le Grand, Vespasien et Titus. Lors de chacune des entrées impériales, le rôle de Charles revient à Philippe, le fils loyal.

« Des Dieux Neptun et Mars, Charles accompigné (sic) La mer passa et d’assault la Goulette a gainé. »

Inscription sur un étendard dressé pour l’entrée triomphale de Charles dans Lille en hommage à sa victoire tunisienne (citée par Yona Pinson)

La lassitude et la charge d’un empire sur lequel le soleil ne se couche jamais poussent Charles à abdiquer, son état d’esprit ne convenant plus à des temps de rupture religieuse et à une époque déchirée par les guerres. En 1555, il se démet de ses responsabilités aux Pays-Bas et, en 1556, il confie aussi l’Espagne à Philippe. La même année, il décide que son frère Ferdinand Ier doit recevoir la couronne impériale. Ferdinand devient empereur deux ans après que Charles s’est retiré dans un monastère espagnol, Saint Jérôme de Yuste en Estrémadure, où il vivra en simple citoyen jusqu’à sa mort le 21 septembre 1558.

L’EMPIRE SE DÉCALE VERS L’OUEST

Dans le testament politique qu’il adresse à son fils, Charles recommande vivement à Philippe de faire son possible pour obtenir la paix, sans pour autant renoncer totalement à son droit sur la Bourgogne, « notre patrie ». Comme nous l’avons vu précédemment, la Bourgogne fait partie du « Royaume du milieu » – ces mêmes vestiges de l’Empire romain d’Occident qui ont consumé les efforts d’Otton le Grand après la chute du royaume de Charlemagne – et cette province jouera un rôle crucial dans les diverses tentatives de restauration du pouvoir centripète de Rome.

Peu à peu, au fil des deux siècles qui suivent, le centre de gravité se décale vers l’ouest, mais pas comme Charles l’avait espéré. Ce sont les nations atlantiques de France, de Grande-Bretagne et d’Amérique qui développent désormais leur puissance au plan international. De ce fait, le Saint Empire romain voit son influence décroître et son statut impérial perdre progressivement son cérémonial. Du moins jusqu’à l’avènement de Napoléon Bonaparte, dont les aspirations à devenir le nouveau Charlemagne à partir du sol français l’amèneront à affronter le dernier Saint Empereur romain de Habsbourg, François II. Nous aborderons le projet impérial de Napoléon la prochaine fois, dans le sixième épisode.