Les routes qui mènent à Rome

Après que Constantin ait adopté le christianisme romain, au 4ème siècle de notre ère, s’est développée l’idée selon laquelle l’Empire romain était la dernière monarchie avant l’arrivée du royaume de Dieu. Ainsi, l’empire a rapidement été considéré comme un outil divin pour christianiser le monde entier.

Avec cette lignée et son passé de paix et de civilisation, la chute de l’empire d’Occident en 476 a encouragé différentes tentatives pour le ressusciter.

Au fil des siècles, différentes puissances ont été impliquées dans le renouveau du modèle impérial. Certaines ont tout simplement essayé d’imiter la grandeur de l’empire. D’autres ont cherché à ce que leurs ambitions politiques soient approuvées par la Rome religieuse, et d’autres encore ont été directement propulsées au devant de la scène mondiale par le pape.

Au 6ème siècle, la « restauration impériale » de l’empereur byzantin Justinien fut une tentative visant à restaurer l’unité de la partie orientale et occidentale d’un Empire romain succombant sous les invasions barbares. Les habitants de l’Empire byzantin s’étaient toujours considérés romains. Justinien compila et recodifia la loi romaine, et envoya son armée pour reconquérir l’Italie et l’Afrique du Nord. Sa restauration fut un succès, même si elle ne dura pas longtemps.

À l’époque du monarque franc Charlemagne (768 -814), le pape Léon III, fragilisé en Italie, chercha plus de soutien politique et militaire. Le roi apparut comme étant le choix logique, étant déjà le protecteur de Léon en tant que roi de Lombardie au nord de l’Italie. À la cérémonie qui eut lieu à Rome le 25 décembre 800 pour sacrer le fils de Charlemagne roi, le pape plaça tout d’un coup la couronne sur la tête de Charlemagne et le déclara Charles I, empereur du Saint Empire romain. Bien que cet acte était illégal, le titre impérial de Charlemagne fut finalement reconnu en 812 par l’empereur byzantin de Constantinople. Charlemagne prit possession du duché de Rome, et même si son renouveau du modèle impérial ne dura pas longtemps, il devint une vraie inspiration pour les futurs rois chrétiens médiévaux en France et en Allemagne. Cet acte désespéré du pape est finalement devenu un acte significatif qui prépara le chemin de la réapparition suivante de l’Empire romain.

Otton Ier, dit Otton le Grand, s’empara du trône franc (Saxe/Germanie) en 936 et fut le vrai successeur de Charlemagne. En 962 à Rome, le pape Jean XII le nomma saint empereur romain dans le but de se réfugier sous la protection de la monarchie des Francs. Otton devint protecteur de l’Église romaine et régna à la fois sur les territoires allemands et italiens. Ce fut l’un des successeurs d’Otton, Conrad II (1024-1039) qui nomma son territoire l’Empire romain.

À partir du milieu du 11ème siècle, la position de la papauté s’affermit, créant des rivalités avec ses protecteurs laïques. Cependant, au 12ème siècle, l’empereur chercha de nouveaux arguments pour soutenir sa primauté. Comptant sur la loi romaine pour soutenir sa position, Frédéric Ier Barberousse (1152-1190) ajouta le mot latin sacrum au nom de son empire, faisant ainsi de lui le « Saint Empire ». À partir de 1440 environ, il devint le « Saint Empire romain de la nation germanique ».

La dynastie des Habsbourg s’empara du trône au 13ème siècle, et ce fut l’empereur Charles V (1519-1556) du Saint Empire romain qui déclara en 1521 que « l’empire n’a pas plusieurs maîtres, mais un seul, et nous avons pour intention d’être ce maître. » Bien que l’étendue de son empire était impressionnante, l’attachement de Charles pour Rome s’exprima encore plus fortement en soutenant l’Église catholique romaine contre la Réforme protestante. Néanmoins, après que la carte politique européenne ait été redessinée par le Traité de Westphalie de 1648, le Saint Empire romain disparut de la scène.

Napoléon Bonaparte fit renaître le concept romain dans son désir d’atteindre l’ambition française de longue date qui était d’acquérir le titre impérial et des territoires. Napoléon, né en Corse, était issu d’une famille appartenant à la noblesse toscane. En décembre 1804, il devait être sacré empereur de France par le pape Pie VII. Lors de la cérémonie, Napoléon prit la couronne des mains du pape et la déposa sur sa propre tête. Il fut également président de la République italienne et fut couronné roi d’Italie en 1805. Grâce à son lien étroit avec la papauté, un concordat durable fut signé entre la France et le Vatican. Napoléon essaya d’imiter Charlemagne, en allant même jusqu’à revendiquer le titre franc de l’empereur Habsbourg François II. Mais l’Autrichien le devança et abandonna son titre impérial. Le Saint Empire romain fut ainsi dissolu en 1806 mais les territoires allemands tombèrent sous la main de Napoléon. Bien que son règne fut stoppé par la défaite et l’emprisonnement, l’étendue de ses territoires pouvait rivaliser avec les nombreuses tentatives antérieures visant à occuper l’espace de l’ancien Empire romain.

À la mort de Napoléon, l’idée de l’Empire romain sembla disparaître. Mais son image menaçait dans l’imagination de certains, y compris de ceux qui établirent le Deuxième Reich, ou l’Empire allemand, en 1871. L’on suppose que la mémoire immuable de Charlemagne, Otton le Grand et Frédéric II influença également Adolf Hitler, dont le Troisième Reich, allié à l’Italie fasciste de Benito Mussolini, fut l’artisan de la terrible destruction que connut le 20ème siècle.

C’était Mussolini qui, quelques mois avant que la marche vers Rome ne l’ait amené au pouvoir en Italie, déclara en avril 1922 : « Nous rêvons de l’Italie romaine, c’est-à-dire forte, disciplinée, et impériale. Beaucoup de ce qui fut l’esprit immortel de Rome ressuscite maintenant dans le fascisme. » Selon une récente analyse de ce discours, « Mussolini souhaitait être considéré comme un nouveau Auguste, un deuxième César » (Peter Godman, Hitler and the Vatican, 2004). En 1936, une fois que ses troupes eurent envahi  avec succès l’Éthiopie, le Duce proclama que l’Italie possédait de nouveau son empire, « un empire de paix, un empire de civilisation et d’humanité. »

Comme beaucoup avant lui qui s’étaient déclarés successeurs de l’empire déchu, la tentative de Mussolini ne dura pas longtemps. En fait, son « règne » impérial est sans doute le plus court et le plus petit par rapport aux autres renouveaux.

Mais l’image de l’empire a-t-elle vraiment disparue pour toujours ? Si le passé sert parfois de guide, il serait prématuré de dire que oui. Le modèle impérial romain, en association avec une tradition religieuse bien définie, est allé et venu à maintes reprises. Bien sûr, il y a ceux qui considèrent l’Union européenne (UE) et ses 25 nations en termes impériaux. Le traité établissant une constitution européenne fut signé au Campidoglio, le centre politique et religieux de la Rome antique. Dans la salle Orazi et Curiazi, où le Traité de Rome de 1957 concernant la Communauté économique européenne fut signé, les 25 chefs d’État apposèrent leur signature sous le regard des statues représentant les papes du 17ème siècle Urbain VIII et Innocent X. Peut-être que peu de dignitaires ont apprécié le symbolisme : les deux pontifes « surveillant » l’évènement étaient ceux qui avaient assisté à la division de l’Europe et la fin du Saint Empire romain à la fin de la guerre de Trente Ans et son Traité de Westphalie.

Cependant, les pères de la constitution firent en sorte de ne pas évoquer l’héritage chrétien de l’Europe, en dépit des protestations du pape. Jusqu’à présent, l’on considère l’UE comme une simple puissance laïque. Bien qu’elle ne possède qu’une force militaire naissante et une politique étrangère quasi inexistante, l’UE a déjà différents pouvoirs économiques, législatifs et judiciaires sur ses pays membres. Son expansion géographique se rapproche de plus en plus de l’empire. Donc, pour reprendre les termes du songe de Daniel, l’UE pourrait être le précurseur d’une nouvelle réitération puissante de l’idée et de l’image de l’ancien Empire romain.