Enseigner aux enfants l’art de la maîtrise de soi

Les joies extraordinaires de la parenté sont étroitement liées à ses immenses responsabilités. Lorsque celles-ci sont esquivées, les joies sont atténuées pour toutes les personnes concernées – souvent même pour les générations suivantes.

De toutes les responsabilités que les parents acceptent tacitement quand ils mettent un enfant au monde, la plus importante est sans doute de lui enseigner comment maîtriser ses pensées, ses émotions et son comportement. Les jeunes qui atteignent l’adolescence sans cultiver cette capacité sont plus susceptibles d’échouer dans leurs études, de faire preuve d’agressivité, de consommer des drogues ou des produits dangereux, d’avoir un comportement sexuel à risques et, en conséquence, d’être confrontés à des expériences de vie négatives. Malheureusement, de nombreux parents se trouvant eux-mêmes aux prises avec ces difficultés, ils sont assez mal armés pour transmettre ce savoir-faire. Certains chercheurs vont même jusqu’à dire que la plupart, voire la totalité, des problèmes qui frappent les individus de tous âges dans notre société, y compris dans le domaine de la santé physique et mentale, peuvent provenir plus ou moins directement de leur incapacité à se dominer à certains égards.

« Presque tout ce qu’un individu est, ou fait, est lié d’une façon ou d’une autre à l’autorégulation. »

Roy F. Baumeister et Kathleen D. Vohs, Handbook of Self-Regulation (2004)

Si à juste titre, cette compétence essentielle est souvent appelée simplement « maîtrise de soi », le terme plus large d’autorégulation réunit plusieurs notions imbriquées qui sont liées, parfois de manière indissociable, à la réalisation d’objectifs. Lorsqu’un décalage survient entre ce que nous vivons et ce que nous désirons, nous sommes incités à modifier notre façon de penser, notre état émotionnel ou nos comportements. Par maîtrise de soi, on entend les efforts conscients fournis en vue de changer de comportement et de réduire ainsi cet écart, tandis que le terme d’autorégulation englobe aussi des processus plus automatiques – les deux étant importants pour l’épanouissement de l’individu.

Pour les besoins de cet article, on pourrait dire que l’autorégulation intègre des décisions conscientes et délibérées en vue de guider les réponses émotionnelles, l’attention ou le comportement en remplaçant une action inconsciente et automatique par une autre nécessitant réflexion et effort, comme le fait de différer un plaisir ou de dominer sa colère. Mais ce n’est pas tout. S’il n’est pas indispensable que les parents comprennent tout dans le détail, il peut se révéler utile, dans ce cadre, d’aborder quelques notions de base chez l’adulte à propos du fonctionnement des processus d’autorégulation, tant automatiques que conscients. Au lieu d’envisager uniquement ces concepts comme devant être insufflés à la génération suivante, les parents doivent réfléchir à l’application de l’autorégulation dans leur approche de la fonction parentale, alors même qu’ils l’enseignent à leurs enfants. 

DISCIPLINE CONSCIENTE ET DISCIPLINE AUTOMATIQUE

Dans les années 1990, le psychologue Roy Baumeister et ses collègues remarquèrent que les publications scientifiques sur les processus conscients et intentionnels d’autorégulation semblaient révéler un « modèle de force » (Strength Model) de la maîtrise de soi. Établissant un parallèle avec un muscle qui se fatigue, les chercheurs ont indiqué que l’autorégulation paraissait être une ressource limitée, fatigable, mais renouvelable : si l’on enchaîne deux tests, le second acte conscient de contrôle de soi est d’un niveau de performance inférieure au premier. Cependant, l’analogie avec les muscles ne s’arrête pas là : d’après leurs conclusions, tout comme l’exercice peut renforcer les muscles, il semble bien que des exercices réguliers de maîtrise de soi peuvent développer la force de la volonté. Cette bonne nouvelle n’était pas la seule. On sait que les athlètes épuisés réussissent à rassembler toutes leurs forces dans un dernier élan ; de même, « si les enjeux sont suffisamment importants », les personnes dont les réserves de maîtrise de soi déclinent sont capables de faire appel à leurs ressources pour répondre à une demande supplémentaire avant d’être obligées de se régénérer. Comme avantage indirect, « les efforts visant à contrôler un comportement dans un domaine, tel que les dépenses d’argent ou l’exercice physique, se traduisent par des améliorations sur d’autres plans totalement différents, comme les études ou les travaux ménagers ».

Alors, si le fait d’exercer notre maîtrise de soi sollicite tant nos ressources, comment sommes-nous censés nous acquitter efficacement des nombreuses tâches quotidiennes qui réclament une certaine autodiscipline ? Heureusement, toutes ces activités ne nous demandent pas un effort pour nous dominer. L’autorégulation automatique est un contrôle des pensées, des émotions et des comportements assuré sans intention délibérée consciente. Il est possible de transformer la maîtrise de soi réfléchie en un processus automatique qui opère rapidement, même en situation de stress.

Il est évident que la fréquence peut faciliter la mutation d’un acte contrôlé en réflexe. Quand on répond toujours à une situation donnée par un comportement précis sans y penser, on peut dire que celui-ci est automatique. Se ronger les ongles est un exemple de réaction irréfléchie face à l’anxiété. La fréquence augmentant, nous réalisons que nous sommes en train de nous abîmer les ongles et que nous devons réagir à l’angoisse de façon plus positive. Et si nous réussissons par des efforts répétés à remplacer cette mauvaise habitude par une autre réponse, le nouveau comportement finira par devenir aussi automatique que l’ancien.

Il existe une autre manière de transformer l’autorégulation en automatisme. Dans une étude fréquemment citée sur le sujet, les scientifiques allemands Peter M. Gollwitzer et Veronika Brandstätter ont démontré que la planification d’une réponse précise à un signal situationnel créait au niveau mental un lien puissant entre le signal et le comportement souhaité. Ils ont appelé ces réactions planifiées des « intentions implémentées » pour les distinguer des intentions liées à un objectif. Par exemple, « je veux perdre du poids » peut être une intention liée à un objectif louable ; cependant, même si ce but est soutenu par une volonté ferme et de bonnes connaissances sur le plan diététique, son accomplissement n’est pas si simple. Toutefois, les intentions associées à un but peuvent être renforcées si des intentions implémentées sont mises en place préalablement afin d’anticiper les circonstances stressantes ou déstabilisantes. Dans un premier temps, l’idée est de relier l’action désirée à un déclencheur spécifique. Par exemple, la personne souhaitant maigrir pourrait décider d’une intention particulière « si-alors » avant de se trouver dans une situation potentiellement tentante, comme une sortie au restaurant avec des amis. Elle peut s’engager à agir d’une façon préétablie : « Quand le serveur apportera la carte des desserts, je commanderai un thé à la menthe ». Si cette éventualité est répétée mentalement, une véritable association peut se créer entre le signal situationnel (l’apparition de la carte des desserts) et le comportement souhaité, ce qui facilite la mise en œuvre quand l’événement survient, même en cas de stress ou de distraction.

En ayant ces notions à l’esprit, nous pouvons peut-être apprendre à contrôler nos émotions et comportements personnels. Mais comment inculquer à nos enfants l’autorégulation à la fois consciente et automatique qui leur est nécessaire pour un bien-être optimal ?

LA PETITE ENFANCE : LES DÉBUTS DE L’AUTORÉGULATION

Si le terme d’autorégulation suggère nettement l’indépendance, le fait d’en être capable naît d’une totale dépendance. Elle est en effet possible grâce aux liens émotionnels tissés dans la petite enfance, découlant des interactions entre les tout petits et les personnes qui les élèvent. On sait que la stimulation sensorielle comme le toucher contribue à l’attachement et à l’autocontrôle émotionnel. Le lien émotionnel qui en résulte influence directement les voies neuronales, elles-mêmes capitales pour l’autorégulation. Il est important de reconnaître que les émotions ne sont pas seulement régulées mais aussi régulatrices. Faisant partie de notre activité mentale, elles l’organisent, évaluant et interprétant les stimuli à traiter. Lorsqu’elles sont contrôlées correctement, elles nous donnent les moyens de satisfaire aux exigences de la vie en société ; elles nous forcent à remarquer ce qui motive notre entourage – ainsi que nous-mêmes – en fonction des circonstances. Les émotions relient de multiples domaines du processus mental, tout en permettant de connecter plusieurs esprits entre eux, donc de créer des liens sociaux.

Le psychiatre Daniel Siegel a abondamment écrit à propos du développement de la régulation émotionnelle des enfants, en faisant souvent observer l’importance des émotions primaires dans les relations sociales. Ces émotions primaires résultent de la première évaluation du cerveau visant à déterminer si une expérience est « bonne » ou « mauvaise », et quoique ces processus ne soient pas toujours conscients, ils se produisent en permanence. Quand nous repérons les signaux des états émotionnels d’autrui et que nous y répondons, nous devenons liés dans ce que Siegel appelle la résonance émotionnelle. « Dans ce lien de résonance, explique-t-il, deux personnes influencent mutuellement l’intériorité de l’autre. Le fait de se mettre à l’écoute de l’autre, cette résonnance conductrice, permet de se sentir unis. » Devenant le fondement de l’empathie, ceci est essentiel à d’autres processus importants pour l’autorégulation.

Bien que ce type de connexion entre les parents et les enfants soit primordial tout au long de la vie, Siegel prend l’exemple d’un bébé dont la couche est mouillée pour décrire l’idéal au stade de la petite enfance. Tout d’abord, la sensation désagréable d’humidité déclenche les pleurs de l’enfant. Le père ou la mère réagit lorsqu’il découvre l’origine du problème et y remédie. Par conséquent, le bébé est conscient que l’interaction avec son père ou sa mère a eu un effet sur lui et en ressent du bien-être. En revanche, lorsque le parent ne répond pas de façon adéquate, l’inconfort se prolonge et l’enfant reste dans un état de désarroi et d’isolement. Siegel reconnaît qu’aucun parent ne peut atteindre l’idéal à chaque fois. Certains enfants sont plus difficiles à calmer que d’autres et les signaux envoyés par un bébé ne sont pas toujours clairs. Cependant, dans la relation entre l’enfant et la personne qui s’en occupe, des connexions fréquentes et positives sont nécessaires pour que se mettent en place les conditions propices à l’autorégulation, d’abord émotionnelle puis sous d’autres formes.

Psychologue du développement, Susan Calkins a également publié des articles sur le lien entre l’attachement précoce et l’autorégulation émotionnelle. D’après ses conclusions, au fur et à mesure que les bébés sécurisés dans leur attachement avec leurs parents se développent physiquement, ils se mettent à utiliser leur faculté motrice pour réguler leurs réponses émotionnelles. Entre trois et six mois, ils acquièrent les compétences motrices nécessaires à certains actes conscients. Partant de stratégies simples d’auto-apaisement comme la succion ou le détournement du regard, ils peuvent désormais essayer de se détacher d’un stimulus qui suscite des sentiments négatifs en dirigeant délibérément leur attention vers un objet qui est soit positif soit neutre. Comme, au cours de l’année suivante environ, ils gèrent de mieux en mieux leur motricité, ils réussissent petit à petit non seulement à se calmer eux-mêmes mais aussi à explorer, à reculer et à prendre une autre direction ; de plus, ils apprennent à demander de l’aide aux personnes qui veillent sur eux afin de réguler leurs émotions.

« C’est au cours des trois premières années que s’élaborent chez l’enfant les bases de sa maîtrise ultérieure sur le plan émotionnel, social et cognitif, ainsi que la motivation à se dominer dans ces domaines. »

Martha B. Bronson, Self Regulation in Early Childhood : Nature and Nurture (2000)

En grandissant, les petits enfants sont de plus en plus intrigués par leur capacité à exercer un contrôle sur leur environnement à certains égards, et ils passent leur temps à dire à leurs parents : « C’est moi qui fais ! ». Les enfants doivent explorer et maîtriser au maximum leur environnement à ce stade. Cependant, par leur soutien posé et leurs conseils, les personnes qui s’occupent d’eux tiennent une place importante en présentant et en réaffirmant des limites adéquates. Si tout va bien, à la fin de leur troisième année, les enfants devraient être capables de répondre aux directives parentales et de s’y conformer, créant ainsi les bases d’où naîtra la maîtrise de leur comportement. Ils peuvent alors contrôler plus facilement l’expression de leurs émotions.

Susan Calkins explique qu’être capable très tôt de se réconforter tout seul, de changer de centre d’intérêt et de chercher de l’aide sont des compétences essentielles pour l’aptitude à l’autorégulation qui vient ensuite. « Si cette aptitude n’est pas acquise, des difficultés peuvent survenir sur le plan de la socialisation et de l’adaptation scolaire, affirme-t-elle, faisant également remarquer que l’absence de progrès normal dans le contrôle des émotions (ainsi que le refoulement de celles-ci dans certains cas) peut être le signe avant-coureur d’une psychopathologie. »

Si les facteurs neurologiques et physiologiques interviennent effectivement dans le développement d’une bonne maîtrise des émotions et du comportement, les nombreuses études sur l’autorégulation confirment toutes le caractère fondamental du soutien chaleureux et des conseils prodigués par les parents et par les autres personnes auxquelles l’enfant est attaché. Cependant, ces proches ne doivent pas oublier que la maîtrise de soi « adéquate » est fonction de l’âge. Les jeunes enfants ne distinguent pas les émotions, les pensées et les actions aussi nettement que ceux qui ont quelques années de plus, les tout petits en étant absolument incapables. Le père ou la mère qui crie pour que son petit arrête de pleurer demande l’impossible et, non seulement il n’obtient pas le résultat désiré, mais il fragilise également la capacité de son enfant à se contrôler à l’avenir.

DE DEUX À CINQ ANS

Au fur et à mesure que les enfants se focalisent moins sur l’exploration et l’acquisition de savoir-faire qui caractérisent leurs trois premières années, ils apprennent des stratégies conscientes pour réguler leurs émotions et leur comportement. Comme on peut s’y attendre, lorsque des enfants ont recours à ces méthodes, leurs parents se montrent eux-mêmes compétents en matière d’autorégulation. Comparativement aux autres parents, ils font preuve de davantage de patience et sont plus positifs lorsqu’ils donnent des conseils, par exemple en aidant leurs enfants à apprendre comment penser à autre chose dans des situations frustrantes ou en les encourageant à détourner leur attention d’un objet interdit. Le changement de centre d’intérêt est une technique d’autorégulation importante à ce stade, mais les tout petits ne l’utilisent pas spontanément. Comme d’autres méthodes propres à ce domaine, celle-ci semble plutôt s’assimiler grâce aux encouragements positifs reçus des parents. Inversement, les recherches révèlent aussi qu’un style parental plus strict et plus négatif ne fait pas naître de stratégies constructives chez l’enfant.

Les tout petits qui, à un stade précoce, sont capables de rediriger leur attention délibérément sont plus susceptibles de se dominer en grandissant (ce qui est un avantage certain), cette compétence restant relativement stable tout au long de l’enfance jusqu’à huit ans. Même si cette stabilité a conduit à supposer que la maîtrise de soi pourrait être en rapport avec le tempérament, les liens entre les styles parentaux et le développement de l’autocontrôle sont bien documentés. Le bon sens nous dit également que les styles parentaux ont eux aussi tendance à rester stables au fil du temps. Les scientifiques ont donc conclu que les efforts de maîtrise peuvent être encouragés, même en présence de certains facteurs génétiques ou tempéraments naturels.

Si l’on veut développer l’autocontrôle conscient chez les enfants de deux à cinq ans, il est nécessaire de savoir que leur capacité à canaliser leurs émotions et leur comportement peut être entravée par le traitement mental de plusieurs demandes simultanées. En se référant au « modèle de force » d’autorégulation de Baumeister, il est facile de comprendre qu’il faut du temps avant qu’un enfant de deux à cinq ans puisse se contenir de manière automatique. Par ailleurs, il est vrai que le lobe frontal du cerveau, bien connu pour faciliter l’autosurveillance et l’inhibition comportementale, est encore assez immature chez d’aussi jeunes enfants.

Au cours de cette période de développement, l’un des grands progrès de l’enfant est un intérêt accru pour la réussite de certains objectifs. Si les plus jeunes peuvent se contenter de toucher presque au but (étant plus intéressés par le processus), ils élaborent par la suite des critères concrets d’auto-évaluation. Comme ils se mettent à tirer plaisir de leurs succès et à être déçus de leurs échecs, leur motivation pour la persévérance et la maîtrise s’accroît. Cependant, cette motivation peut s’atténuer ou se dissiper s’ils se sentent contrôlés dans la tâche. Par exemple, en étant trop directif dans un projet scolaire, on peut diminuer l’envie des enfants de le réaliser tout seuls.

Voici une notion intéressante en matière de développement de l’autorégulation chez les enfants : il existe une nette différence entre les parents qui imposent et ceux qui encadrent. En régentant les mouvements et les aspirations de leur fils ou de leur fille, les parents dominateurs étouffent l’autonomie, souvent par la pression psychologique en suscitant la culpabilité ou en menaçant de retirer leur affection. Ce style parental ne produit pas des enfants maîtres d’eux-mêmes. En revanche, les parents qui encadrent savent recourir au contrôle de manière à renforcer l’autonomie. Ils définissent des règles et des consignes claires qu’ils appliquent de façon cohérente tout en laissant une place à l’expression personnelle. Cette approche encourage les petits à intégrer ces critères et limites, qu’ils finissent par accepter comme s’ils les avaient imposées eux-mêmes. Sans cette adhésion complète à des normes comportementales, il n’y a pas d’autorégulation, et si l’on essaie de forcer les enfants à les respecter, on risque de n’obtenir guère plus que de l’anxiété, de la frustration et de l’hostilité.

Naturellement, ils doivent être autorisés à exprimer leurs souhaits en fonction de leur âge. Par exemple, on peut facilement laisser des enfants de deux à cinq ans choisir entre deux ou trois goûters bons pour la santé, ou bien décider quel T-shirt de couleur ils vont porter ou quelle histoire ils veulent qu’on leur lise le soir. Cependant, ils ne prendront pas de décisions qui touchent aux valeurs ou aux limites (comme fixer l’heure du coucher, les règles en matière d’alimentation ou d’habillement).

Les psychologues du développement concluent invariablement que le style parental – c’est-à-dire l’approche fondamentale des parents dans diverses situations – est plus important que la technique quand il s’agit d’encourager les enfants de deux à cinq ans à s’autoréguler. Comme pour les tout petits et ceux qui commencent à marcher, le style parental le plus efficace se caractérise par la chaleur, le respect, l’ouverture d’esprit et l’encouragement à l’autonomie dans des limites qui mettent à l’abri du danger.

DE SIX À DOUZE ANS

La période de six à douze ans est une étape particulièrement importante pour l’autorégulation. Bien que le cerveau humain reste malléable à l’âge adulte, l’autorégulation a des origines plus anciennes et des capacités qui, estime-t-on, sont relativement bien installées vers l’âge de douze ans même si, sur ce point, l’enfant continue d’évoluer jusqu’à la préadolescence. Lorsqu’ils vont à l’école, les enfants participent davantage à des activités hors de la maison ; les relations sociales, avec leurs camarades notamment, se répercutent sur les progrès de leur autorégulation plus directement que dans les années précédentes. De deux à cinq ans, les enfants ont appris que les émotions peuvent être déclenchées par leur pensée personnelle ou par les mots et les actes d’autrui, et ils sont dotés d’une plus grande aptitude à la pensée abstraite. Ils sont désormais prêts à gravir l’échelon supérieur vers des stratégies d’autorégulation plus élaborées. Si les parents leur enseignent à réévaluer consciemment les situations qui évoquent des émotions négatives ou à utiliser des techniques cognitives pour maîtriser leur comportement, alors à l’âge de 10 ans environ, ils commenceront à employer ces techniques plus fréquemment de leur propre initiative.

Au cours de cette période, une boîte à outils est également nécessaire, composée d’autres stratégies et compétences en matière d’autorégulation, notamment les capacités d’autocontrôler leur image et de se présenter d’eux-mêmes. Cependant les enfants doivent d’abord être convaincus qu’ils sont capables d’opérer des changements lorsque le besoin s’en fait sentir. Il leur faut aussi apprendre à identifier les responsabilités en cas de problème et à faire des reproches à bon escient. Cet aspect est particulièrement important car, au cours des années passées à l’école élémentaire, la perception des autres commence à affecter la vision que l’enfant a de lui-même, et la plupart de ses efforts d’autorégulation peuvent se concentrer sur l’appartenance à un groupe et sur la création d’une identité sociale. Les parents voudront certainement surveiller les fréquentations de leur fils ou de leur fille, mais la nécessité d’appartenance en elle-même n’est pas une menace pour l’autodiscipline. Elle peut au contraire constituer un facteur de renforcement car les enfants apprennent à réfréner leurs pulsions égoïstes pour rendre service aux autres ou pour se conformer aux règles de la vie en société. En fait, on a observé que les personnes sociables arrivent à se maîtriser plus facilement que celles qui ont moins d’interactions en société. Après avoir étudié le sujet, les scientifiques Kathleen D. Vohs et Natalie J. Ciarocco ont conclu que « la volonté d’un individu d’établir et de préserver son appartenance à un groupe incite à l’autorégulation. »

« Les relations étroites, de confiance, entre adultes et enfants ont une forte incidence sur le développement du contrôle des émotions et des comportements sociaux positifs. »

Martha B. Bronson, Self Regulation in Early Childhood : Nature and Nurture (2000)

Au fur et à mesure que s’élargit leur cercle social, les enfants commencent à percevoir les besoins, désirs, objectifs et attentes que les autres conçoivent à leur égard. La plupart de ces perceptions sont susceptibles d’entrer en conflit avec leurs propres règles et valeurs, bien que l’ampleur de la divergence soit variable d’un individu à l’autre. L’équilibrage de ces attentes est compliqué par le fait que les enfants opèrent essentiellement dans deux microcosmes : le cercle des adultes auxquels ils sont attachés, et celui de leurs camarades. Leurs émotions peuvent les perturber tandis qu’ils commencent à s’évaluer eux-mêmes à l’aune de ces deux groupes d’influence et qu’ils assoient peu à peu leur identité morale. Au cours de cette période, il est important que les parents continuent de communiquer avec eux, en étant à l’écoute de leurs émotions tout en les aiguillant vers une réaction appropriée (voir « L’orientation parentale : une nécessité »). Les parents attentifs aux besoins affectifs de leur enfant ont des chances de découvrir que ce sont les normes, les valeurs et les limites qu’ils ont établies qui pèsent le plus. Et si les bases de l’autorégulation ont pu être posées dans la petite enfance jusqu’à l’âge de cinq ans, alors l’aptitude des enfants à s’autocontrôler aura tendance à rester stable au-delà de l’âge de douze ans. Dans le cas contraire, les parents peuvent s’attendre à voir leurs enfants en proie à un certain nombre de problèmes à l’adolescence.

ADOLESCENCE

La stabilité observée en matière d’autorégulation après l’âge de douze ans ne signifie pas que les enfants ne nécessitent plus de conseils dans ce domaine. Comme les adultes le savent de par leur expérience personnelle, ce n’est pas parce que nous savons nous dominer et que nous sommes motivés pour le faire que nous y parvenons toujours. Les adolescents continuent d’avoir besoin de l’aide et de l’écoute de leurs parents pour les guider afin que leurs actions pertinentes deviennent automatiques, que ce soit par la force de l’habitude ou par une « implémentation d’intentions » appropriées. Cependant, ce n’est pas le seul domaine où une assistance est indispensable : le cerveau se développe encore beaucoup au cours de l’adolescence et bon nombre de ces transformations peuvent se répercuter sur la prise de décisions et l’autorégulation. Il est intéressant de signaler que d’après des travaux récents, l’aptitude à différer la satisfaction des désirs est fondamentale pour la réduction de la prise de risque chez les adolescents – ce qui est tout à fait à leur portée même si le cortex préfrontal n’est pas encore totalement développé. Cependant, cette maturité intervient effectivement dans la capacité à adopter une vision à long terme pour prendre une décision, domaine dans lequel les parents sont les plus qualifiés pour conseiller les adolescents.

Comme lors des stades de développement précédents, les adolescents risquent de ne pas réussir à percevoir et intégrer correctement les messages qui leur sont adressés si les parents ne sont pas à l’écoute de leurs états émotionnels. Malheureusement, c’est peut-être l’erreur la plus répandue chez les parents lorsqu’ils poussent leur fils ou leur fille à changer. Quand les enfants et les adolescents viennent nous demander notre avis, nous sommes tentés d’aller au plus court, c’est-à-dire de les faire profiter immédiatement de notre expérience en leur disant exactement ce qu’ils doivent faire. C’est le meilleur moyen pour qu’ils se sentent incompris et isolés. En revanche, lorsque nous prenons d’abord le temps de communiquer avec les adolescents sur le plan émotionnel, afin qu’ils se rendent compte que nous comprenons vraiment ce qu’ils ressentent dans cette situation, non seulement nous renforçons l’attachement mutuel mais nous favorisons également l’autodiscipline appropriée. Ceci peut exiger des parents qu’ils donnent l’exemple en étant maîtres d’eux-mêmes, en particulier si la situation est émotionnellement explosive.

Que ce soit de six à douze ans, à l’adolescence, à l’âge adulte, ou à tout autre stade de la vie, il est clair que l’autorégulation et les relations interpersonnelles sont intimement liées dans un processus en boucle. Tout comme l’autorégulation est le fruit d’une connexion sociale à l’écoute de l’autre, la réussite de nos échanges en société dépend dans une large mesure de notre aptitude à nous dominer. L’une des plus grandes responsabilités des parents est donc incontestablement de communiquer de façon adéquate avec leurs enfants. Heureusement, le succès de cette communication est aussi l’une de leurs plus grandes joies.