Fusion de l’esprit et de la matière

Pendant assez longtemps, la science traditionnelle a considéré l’esprit humain comme une simple illusion. Jeffrey M. Schwartz fait partie des rares chercheurs convaincus que l’esprit ne se limite pas à ce qui est visible.

Le directeur de Vision, David Hulme, s’est récemment entretenu avec Jeffrey Schwartz, professeur de psychiatrie à l’Université de Californie de Los Angeles et auteur de plusieurs ouvrages traitant des recherches sur le cerveau.

 

DH Que faut-il comprendre par le terme neuroplasticité ?

JS Il signifie que des facteurs environnementaux agissent sur le fonctionnement du cerveau. Si on prend des animaux rustiques comme les rongeurs, et si on les place dans un cadre enrichi, on peut constater que des modifications physiques se produisent au niveau de leur cerveau. L’intérêt est flagrant en « neuroplasticité auto-induite ». Les êtres humains sont les seuls à jouir de la capacité d’exploiter ces mécanismes de reconnexion. Les gens peuvent donc apprendre à changer les réactions de leur cerveau se concentrant différemment. Une attention focalisée influence le mode de réponse du cerveau à des phénomènes, et ces transformations laissent des traces physiques visibles par imagerie.

DH Le concept de neuroplasticité auto-induite est-il connu depuis longtemps ?

JS Non. En fait, j’ai créé l’expression self-directed neuroplasticity dans le livre The Mind and the Brain [2002] que j’ai coécrit avec Sharon Begley, du Wall Street Journal. Quant à l’explication sur la manière dont l’esprit peut modifier le cerveau, elle a été développée initialement en collaboration avec mon collègue physicien Henry Stapp. En effet, il s’est avéré que la physique quantique explique de façon tout à fait cohérente comment l’attention peut influencer le fonctionnement du cerveau, et ainsi préserver l’activité de circuits cérébraux.

Ma contribution a consisté à élaborer un modèle théorique pour décrire ce qui se passait. Il montre que, en cas de symptômes vérifiés causés par des problèmes neuronaux connus, comme des troubles obsessionnels compulsifs (TOC) ou un accident cérébrovasculaire, on peut éduquer les gens pour qu’ils réagissent de manière concluante au plan thérapeutique. On transforme effectivement les connexions profondes du cerveau de sorte qu’une amélioration se dégage.

En cas de problème psychiatrique principalement lié au raisonnement et aux sensations émotionnelles, l’importance devient très nette. S’il s’agit de TOC, les personnes perçoivent des pensées dérangeantes et indésirables. Dans les années 1980, nous avons obtenu des images du cerveau montrant que le cortex frontal orbital (partie inférieure du cerveau antérieur) était hyperactif et qu’une rupture s’était produite au niveau du contrôle de la vitesse dans une structure appelée le noyau caudé. Nous avons utilisé ces informations sur le cerveau pour faire comprendre aux gens que leurs pensées envahissantes et indésirables étaient provoquées par un état médical : un problème de câblage cérébral faisait qu’ils avaient ces pensées. Ainsi, ont-ils pu admettre encore plus clairement que ces idées n’avaient rien à voir avec eux. Quand ils ont commencé à réagir différemment du fait de cette prise de conscience (ce qui a exigé formation et efforts), non seulement leur état clinique s’est amélioré, mais ils ont changé le schéma de câblage fondamental de leur cerveau au niveau du cortex frontal orbital et du noyau caudé. En conséquence, la façon d’aborder une situation et la façon de réagir, alliées aux efforts de concentration de l’attention en fonction des connaissances, recâble littéralement le mécanisme cérébral.

DH Cette approche est-elle comparable à l’utilisation du renforcement négatif dans le traitement des troubles compulsifs ?

JS En fait, la méthode n’a jamais vraiment marché. Cependant, il a existé d’autres approches comportementalistes qui se sont révélées très efficaces, à partir de la méthode dite d’« exposition avec prévention de la réponse ». Ma réticence à l’égard de celle-ci tient au fait qu’elle n’exploitait pas l’aptitude de la personne à admettre que les symptômes sont de faux messages transmis par son cerveau, que les symptômes ne sont réellement que le résultat d’un état médical. Les interventions sur le comportement mécanique auxquelles recourait le comportementalisme, même si elles étaient probantes, exigeaient que la personne soit exposée à une importante dose d’anxiété ; les gens avaient donc beaucoup de mal à s’exercer seuls. De mon côté, j’ai expliqué à ceux qui souffraient de TOC qu’ils pouvaient répondre différemment à ces pensées et envies envahissantes. Non seulement leur cerveau serait modifié, mais cette démarche leur permettrait de ne plus lui être asservi.

Le terme que j’utilise pour la phase d’introspection de la thérapie est mindfulness, la pleine conscience : regarder à l’intérieur de soi, du point de vue calme et rationnel d’un observateur extérieur, impartial et équitable. Cela permet d’échapper à ses craintes.

DH La pleine conscience est un concept bouddhiste. Êtes-vous bouddhiste ?

JS Non, je suis juif, mais je pratique très sérieusement la méditation bouddhiste depuis maintenant 30 ans.

DH Comment votre facette juive rejoint-elle le bouddhisme ? Comment ces deux univers se combinent-ils chez vous ?

JS Sur un plan ethnique, je me considère indubitablement comme juif et c’est pourquoi je préfère parler de cette facette bouddhiste comme d’une philosophie, davantage que comme d’une croyance religieuse qui pourrait entrer en conflit avec mon identité juive. Je vois dans le bouddhisme une pratique scientifico-philosophique, et le judaïsme plutôt comme mon identité fondamentale. La philosophie bouddhiste s’exerce dans un cadre très analytique et élaboré techniquement. J’y ai trouvé des explications utilisant les mots karma (qui signifie « volonté »), pleine conscience, sagesse, ignorance et attention, mais aussi le fait que ces types d’intérêts sages et ignorants vont énormément influer sur les qualités morales dont les gens se servent pour agir. C’est une spécificité de la philosophie bouddhiste. Elle est totalement cohérente avec ce qu’on peut lire dans la Torah ou le Talmud. La nouveauté a été que le bouddhisme a permis une harmonisation avec la psychologie scientifique moderne, notamment avec les mécanismes cérébraux ; en effet, elle met en avant une prise de conscience introspective attentive et la manière dont ce genre d’activité mentale pourrait s’appliquer systématiquement.

Ce que j’ai découvert, c’est que mon système de croyance moral judéo-chrétien dont je suis fermement convaincu était non seulement constamment corroboré dans le système moral bouddhiste, mais que je disposais désormais d’une passerelle vers la science. Ce point a toujours été difficile sur le plan culturel. En effet, la science a, de tout temps, été présentée comme amorale ou empirique, donc inadaptée à tout jugement de valeur. L’autre point très intéressant concernant la philosophie bouddhiste tient à une forte composante d’interaction esprit-matière. Selon elle, l’esprit déplace et affecte la matière tout en laissant, d’une façon cohérente avec la science moderne, la possibilité à la matière d’influencer également l’esprit.

DH Vous voilà bien loin de l’approche cartésienne traditionnelle propre à la pensée scientifique.

« La perspective cartésienne pose un énorme problème : elle considère l’esprit et la matière comme deux choses séparées. »

Jeffrey M. Schwartz

JS La perspective cartésienne pose un énorme problème : elle considère l’esprit et la matière comme deux choses séparées, ce qui s’est révélé une très grave erreur. Descartes a défini deux substances, l’esprit et la matière, puis il a tenté une manœuvre élaborée pour les relier, sans jamais réussir vraiment. La matière est étendue ; on peut la tenir dans la main. L’esprit est intangible ; il est expérimental. En les considérant comme des substances séparées – la science étudiant le tangible, la religion et le spirituel s’appliquant au mental –, il s’est créé dans la civilisation occidentale une division artificielle dont les implications ont été néfastes. Tout au moins, elle a fait son temps.

En revanche, ce nouveau mode de pensée – lié à la neuroplasticité auto-induite fondée sur la pleine conscience (modèle de physique quantique décrivant le lien esprit-cerveau) – a pour avantage de ne pas considérer l’esprit et la matière comme deux choses différentes par nature. Il les voit comme une même réalité combinable. L’atout majeur de la physique quantique vient du fait qu’elle répond au problème que Descartes (puis toute la philosophie classique depuis près de cinq siècles) n’avait pas été en mesure de régler, à savoir intégrer les termes employés pour décrire les expériences personnelles : douleur, plaisir, bonheur, tristesse, sensation de savoir ou de comprendre, et perception que la vie a une signification. Il s’agit de choses très réelles. En fait, ce sont elles qui donnent sa pertinence à l’existence. Aucune de ces catégories de mots ne peut se traduire en termes matériels. Or, la physique quantique nous a permis de montrer comment, en adoptant une démarche mentale telle qu’elle influence notre centre d’intérêt, nous pouvions littéralement préserver l’état des circuits cérébraux (manifestation physique de l’expérience mentale). En fin de compte, le dénominateur commun de l’ensemble de notre réalité expérimentale est notre façon de concentrer notre attention. Nous choisissons les aspects de notre expérience auxquels porter intérêt. Nous choisissons les éléments qui nous accaparent et nous contrôlent, comme la cupidité ou la rancune ; ou alors, nous les ignorons pour nous consacrer à des actes salutaires au profit de la communauté.

Et c’est là que la neuroplasticité entre en scène. Nous savons que toute acte répétitif fait naître une reconnexion au niveau du cerveau. Ce principe est similaire à la règle de Hebb : brièvement, les cellules du cerveau qui s’excitent ensemble se connectent ensemble. C’est un principe scientifique reconnu. Or, ce que nous avons fait, c’est simplement démontrer comment une attention ciblée peut amener des circuits cérébraux à s’exciter ensemble, puis à se connecter ensemble ; il s’agit du mécanisme constitutif fondamental grâce auquel on restructure son cerveau. En conséquence, toute la dichotomie esprit-cerveau disparaît, laissant place à une vision intégrée de l’esprit et du cerveau en tant qu’unité spirituo-matérielle en interaction organique.

« Brièvement, les cellules du cerveau qui s’excitent ensemble se connectent ensemble. C’est un principe scientifique reconnu. »

Jeffrey M. Schwartz

DH Alors, aucun « fantôme dans la machine ».

JS Cette expression appartient à Gilbert Ryle [philosophe britannique, 1900-1976]. Un coup de génie, selon lui. Elle laissait croire que toute personne qui n’appréhendait pas la réalité uniquement à partir des données fournies par les cinq sens, était prisonnière de fantasmagories, autrement dit d’une forme de pensée primitive archaïque convaincue de l’existence de fantômes. C’est le genre de choses auquel une personne moderne au raisonnement scientifique n’est pas censée croire. En fait, c’est complètement absurde, puisque ce qu’emportait avec lui « le fantôme », c’était toute notion d’une attention volontairement dirigée.

L’explication que j’avance n’a absolument rien à voir avec un fantôme dans une machine. Il s’agit du fait que nous avons tous une perception consciente, ainsi que la capacité de focaliser cette perception. Le contraire d’un concept fantomatique. Tout est lumineux comme par une journée des plus ensoleillées. Nous pouvons repérer des choses dans notre champ de vision et nous concentrer sur elles ; de même, nous pouvons sans nul doute repérer des choix comportementaux et nous focaliser sur eux.

DH Selon vous, votre approche soulage certaines maladies comme les accidents cérébrovasculaires, le syndrome de Tourette, les acouphènes et la dyslexie. Peut-on compléter cette liste avec la dépression ou d’autres maux ?

JS Oui, bien sûr ! Surtout maintenant, avec la thérapie cognitive basée sur la pleine conscience. On pourrait ajouter aussi les crises de panique et les phobies. Un collègue, Mario Beauregard, a mené des recherches extrêmement intéressantes sur une population normale ; il a montré que nous disposons de l’aptitude totale à désactiver et activer les systèmes d’excitation sexuelle en présence de stimuli érotiques, simplement en nous distanciant émotionnellement. En d’autres termes, nous faisons des choix à cet égard, aussi. À mon avis, nous pouvons nous en servir pour enseigner aux jeunes l’abstinence sexuelle.

DH Il y a quelques minutes, vous utilisiez le mot spirituel. C’est inhabituel chez un scientifique.

JS En effet mais, à mon avis, cela n’a rien d’obligatoire. C’est un phénomène culturel que nous devons faire évoluer. Il faut noter qu’il n’en a pas toujours été ainsi, si on fait un effort d’imagination. En effet, si on revient environ 125 ans en arrière – avant que la science ne soit gagnée par le culte du matérialisme –, les scientifiques n’hésitaient pas à aborder les aspects spirituels de leur nature, même s’ils admettaient éventuellement, une fois de retour dans leur laboratoire, qu’ils ne savaient pas vraiment comment traiter ces questions dans un contexte scientifique. Cependant, on a fait des progrès car, quand je parle d’esprit, je ne me réfère pas à un ectoplasme. Je parle simplement d’une action pratique délibérée. Quand je parle d’une pratique spirituelle, je me réfère au fait qu’une conviction guide nos actes. De même, la foi peut être rationnelle, la foi peut naître de l’expérience, la foi est vérifiable dans une plus ou moins large mesure. Ce n’est assurément pas une affaire de croyance aveugle.

Nous efforcer de faire le bien, c’est précisément ce que j’entends par acte spirituel. Lorsque je parle de vérités spirituelles, je veux simplement dire que l’esprit humain est capable d’admettre intuitivement que des actes charitables, serviables, désintéressés et inoffensifs sont des actes salutaires. À l’inverse, les actions qui reposent sur la cupidité et la malveillance, ou une ignorance obtuse, ne sont pas salutaires. Les gens le savent, ils savent aussi que ces vérités ont un contenu spirituel puisqu’elles influencent la façon dont nous orientons nos actes délibérés. C’est ainsi que l’aspect spirituel peut entrer dans une perspective universelle scientifique plus large.

DH Dans votre ouvrage, Dear Patrick, vous dites qu’il faut « retrouver nos âmes ». Qu’entendez-vous par là ?

JS Simplement que nous revenons à ce que nous savons être vrai dans la distinction entre le bien et le mal, entre les actes salutaires ou non. Nous vivons dans une culture relativiste qui suppose l’absence de toute vérité morale. Les gens se sont déconnectés de la perception intérieure qu’ils avaient de l’existence d’une réalité morale. La culture laïque des élites dans la civilisation occidentale, à travers une quête irraisonnée d’auto-satisfaction, a perdu le contact avec la vérité essentielle selon laquelle, pour vivre une existence heureuse, il faut établir un lien fondamental avec la vérité morale. Est-ce que cela implique des efforts ? Bien sûr ! Cependant, nous sommes tout à fait capables d’être vigilants, de nous livrer à une introspection honnête et de nous interroger sur le caractère salutaire de ce que nous sommes en train de faire. Si nous ne nous donnons pas cette peine, nous risquons de dégénérer jusqu’à retourner à une vie animale. L’un des plus gros problèmes que je constate dans la voie suivie par la culture matérialiste est qu’elle pousse les gens à se voir, au fond, tels des animaux. Elle les encourage à se conformer au plaisir physique comme s’il s’agissait d’un facteur ultime de différenciation entre une vie digne d’intérêt et une vie accablante. Ces messages ont eu des effets néfastes. Les jeunes se tournent vers leurs aînés en disant : « Les valeurs que vous nous avez données étaient fausses ». Ces valeurs erronées s’appuyaient sur le matérialisme. C’est ainsi qu’on a assisté à bon nombre de rebellions et à un véritable revirement vers la spiritualité chez les jeunes aux États-Unis.

« Les gens se sont déconnectés de la perception intérieure qu’ils avaient de l’existence d’une réalité morale. »

Jeffrey M. Schwartz

DH Steven Pinker [expert américain en sciences cognitives et du langage] écrit que les nouvelles découvertes de la neuroscience expliquent comment nous sommes ce que nous sommes, tout en nous suggérant de réfléchir à ce que nous voulons être.

JS Si seulement il appliquait cette idée. Tout un chapitre de son livre explique que le déterminisme doit être vrai. Si le déterminisme est vrai, ce que Pinker décrit ne va avoir aucune efficacité. Il essaie de jouer sur les deux tableaux. Nous, en revanche, nous prenons cette phrase au pied de la lettre en disant que, dorénavant, nous avons appris de la physique quantique que nous pouvons effectivement faire ce qu’il décrit, de sorte qu’une modification se produise dans le fonctionnement de notre cerveau.

DH La tradition judéo-chrétienne parle de repentir, l’ancien concept hébreu d’introspection et de transformation de notre façon de faire les choses afin que le changement se pérennise, reprenant ainsi le sens profond du repentir. Comment cela entre-t-il en ligne de compte dans ce que vous expliquez ?

JS C’est une reformulation de ce que je dis. C’est le repentir dans sa compréhension exacte ! Dans notre société moderne laïque, s’épanouit une culture élitiste des médias qui tend à considérer le mot repentir comme s’il traduisait une pratique chargée de culpabilité, ramenée d’un passé empreint d’ignorance. Le cynisme de notre époque moderne prône : « Jamais d’explications ; jamais d’excuses ». Ce mot d’ordre ne peut aboutir qu’à une profonde insatisfaction. Il nous est impossible d’établir des relations de confiance avec autrui sans reconnaître nos erreurs, sans nous montrer sincères. De plus, le repentir n’est, au fond, qu’une forme de sincérité qui consiste à dire : « Je réalise que j’ai fait des erreurs. Je ne suis pas parfait. Il y a des choses que je pourrais essayer de faire mieux ». Le fait qu’un terme comme celui-là en soit venu à être considéré comme faisant partie d’une sorte de moralité rétrograde, simpliste, venue d’ailleurs et déresponsabilisante est le drame de notre époque. C’est pourquoi nous devons sortir de l’ère matérialiste, puisque celle-ci ne s’appuie que sur l’ego. Or, l’ego ne suffit sûrement pas pour mener une vie heureuse et épanouie.