Tchernobyl : Les retombées ne sont pas terminées

Un chirurgien donne sa vision privilégiée de cette tragédie humaine qui perdure.

Tchernobyl, autrefois une petite ville peu connue située sur la rivière Prityat dans le nord de l’Ukraine, est depuis 1986 synonyme de catastrophe nucléaire.

Quinze années plus tard, Tchernobyl disparaîtra peut-être des préoccupations immédiates des populations puisque, le 15 décembre 2000, la centrale – qui fonctionnait toujours avec l’un de ses quatre réacteurs – était définitivement fermée.

Pourtant, pour des millions de personnes, cette indicible tragédie reste d’une vivante actualité.

En 1996, je reçus un prospectus d’une œuvre caritative, lequel annonçait que 800.000 enfants souffraient de maladies graves de plus en plus fréquentes et que les hôpitaux étaient totalement démunis (sans même de l’aspirine). Ma première réaction fut l’incrédulité ; il fallait que je vérifie en me rendant sur place. Le présent compte rendu s’appuie sur des observations et des conversations personnelles qui ont eu lieu au cours de trois voyages successifs.

PAS DE NOUVELLE NE VEUT PAS DIRE BONNE NOUVELLE

Avant la catastrophe, le réacteur n° 4 de Tchernobyl contenait 170 tonnes d’uranium. L’explosion du 26 avril 1986 en dispersa sur place 70 tonnes, 50 tonnes s’élevèrent dans l’atmosphère en un panache de poussières radioactives, et 50 tonnes disparurent dans le sol.

Moscou fut informée que le cœur du réacteur était intact. En réalité, le réacteur numéro 4 était vide.

Tass, l’agence de presse soviétique, resta muette sur l’accident pendant dix jours. La première annonce apparut dans le journal la Pravda du 6 mai. Un court article, sur la droite au tiers de la page, y exprimait des remerciements pour les propositions d’aide en ajoutant que cela n’était pas nécessaire, l’ampleur de l’événement ayant été exagérée hors de toute proportion. « Faites-nous confiance », disait-il.

L’article suivant sur le sujet parut le 11 mai, soit quinze jours après l’explosion. En bas de la page trois, il soulignait que la situation était en cours de stabilisation. La une portait ce jour-là sur les plantations de printemps…

La population locale conclut que les allers-venues des hélicoptères et des véhicules de pompiers autour de la centrale faisaient partie d’un exercice militaire (ils ne pouvaient pas savoir que les pilotes seraient tous morts un mois plus tard). Les enfants continuèrent à jouer dans les rues et les champs. Toutefois, quand un médecin expérimenté mesura la radioactivité autour des enfants, il enregistra avec horreur des niveaux dépassant les limites du compteur. Il en informa les magistrats municipaux qui le renvoyèrent tout simplement de l’entretien en disant : « Nous déciderons de ce que les enfants peuvent absorber. »

Personne ne pensa à dire à la population que les enfants avaient besoin de comprimés d’iodure de potassium pour protéger leur thyroïde. Ce ne fut qu’à la suite de l’énorme pression imposée par les médecins que les autorités finirent par distribuer les comprimés afin de bloquer l’absorption d’iode radioactif. On était alors le 17 mai, trois semaines après l’accident. Pour une efficacité optimale, la thyroïde doit être bloquée dans les cinq premières heures d’exposition.

Le personnel déclare que seulement 1 % d’entre eux peut être déclaré en bonne santé.

Les conséquences de cette négligence se sont manifestées au fil des années : l’une des grandes polycliniques de Tchernigov, à 60 km à l’est de Tchernobyl, examine 33.000 enfants par an. Le personnel déclare que seulement 1 % d’entre eux peut être déclaré en bonne santé. La probabilité pour que les bébés présentent des anomalies à la naissance est de 97 %, même si un seul des parents a été irradié. Les garçons arrivés à la puberté sont souvent impuissants, leurs spermatozoïdes étant mal formés et leur constitution mauvaise. Asthme, épilepsie, névrose, psychose sont courants. À lui-seul, l’asthme affecte 80 % des enfants, alors même que son traitement est plus que sommaire aux yeux du monde occidental.

Les scientifiques ont calculé que, suite aux retombées, le reste de l’Europe présente une augmentation de mortalité de 1000 cancers par an. Tchernigov recense le taux de cancer de la thyroïde le plus élevé au monde, un nombre de cas inconnu étant à ajouter pour les régions rurales où la collecte de statistiques est un luxe inaccessible.

LES VISAGES DE LA TRAGEDIE

Les jeunes patients qui nécessitent un traitement de longue durée sont adressés au Centre de réhabilitation médico-social pour enfants handicapés de Tchernigov. Lorsque j’y vins la première fois, les salles étaient vides, les planchers à nu. Les fonds pour l’équipement et le personnel dépend des dons internationaux et le Centre fonctionne à la semaine, sans aucune réserve. Le traitement d’un enfant coûte 250 francs par semaine. Comme le suggère le nom du centre, celui-ci réhabilite les jeunes patients à la fois sur le plan médical et social.

Le personnel commence par prendre les antécédents cliniques de tous les enfants, ainsi qu’un échantillon sanguin pour déterminer leur niveau immunitaire. L’élimination des globules blancs par les radiations est similaire aux effets du virus de l’immunodéficience humaine (VIH) : tous les jeunes présentent des anomalies du système immunitaire et sont prédisposés aux infections et tumeurs malignes.

Je restai aux côtés des médecins pendant leurs consultations externes en pédiatrie. Ce fut une expérience déchirante.

Olga, treize ans, entra pour une visite de suivi. Après une chute à bicyclette, elle avait commencé à souffrir de l’abdomen. Pendant l’opération, les médecins découvrirent une tumeur maligne friable du pancréas qui s’était brisée. Ils excisèrent la tumeur, mais Olga ne bénéficia d’aucune radiothérapie ou chimiothérapie, ni d’aucuns antibiotiques ou vitamines : les médecins n’en ont pas. D’après son dossier médical, l’incision abdominale a suppuré pendant six mois. À l’heure actuelle, les perspectives d’Olga restent incertaines.

Aujourd’hui âgé de neuf ans, Vitaly – alors embryon de 12 semaines – et sa mère se trouvaient à moins de 2 km de la centrale nucléaire au moment de l’explosion. D’intenses radiations traversèrent son cerveau en formation, détruisant les cellules des centres nerveux qui auraient dû permettre aux nerfs de se prolonger jusque dans ses membres. Sans nerfs, il ne pouvait développer aucun muscle, ses mains étaient déformées et inutilisables, il était paralysé.

Lena, douze ans, entra ensuite, accompagnée de sa grand-mère (sa mère s’était suicidée un an plus tôt). Les médecins, qui avaient trouvé une grosseur maligne dans sa thyroïde, l’avaient envoyée à Kiev pour une ablation de la glande. Lena, désormais dépendante des comprimés de substitution de la thyroïde, revenait à la polyclinique. Cependant, les médecins n’avaient qu’un mois de traitement à lui donner et aucune perspective de nouvel approvisionnement. L’enfant était bouleversée – ce qui est compréhensible – et pleurait beaucoup.

Uri, lui, avait onze ans. Il était à Tchernigov pendant l’accident. Les médecins avaient déjà retiré sa thyroïde cancéreuse ; pourtant, ils découvraient maintenant que le cancer s’était répandu sur le côté droit de son cou. Uri n’est pas le seul : 70 % des cancers de la thyroïde chez l’enfant se sont déjà étendus au-delà de la glande au moment de l’opération. Désormais, les hôpitaux urbains réalisent de nombreuses ablations par semaine. Or, la plupart des ruraux ne viennent même pas pour un examen de la thyroïde.

MAINS VIDES, CŒURS DEBORDANTS

Une tournée des hôpitaux régionaux confirma qu’ils étaient effectivement privés de moyens. Un contrôle au hasard des tiroirs d’une pharmacie révélera qu’ils étaient vides ; les équipements étaient vétustes, même si les sols et les couloirs luisaient de propreté. Les médecins se tenaient debout, en ligne, la gravité de leur situation critique n’avait pas besoin d’être démontrée. « Aidez-nous, s’il vous plaît », demandaient-ils.

Les médecins se tenaient debout, en ligne, la gravité de leur situation critique n’avait pas besoin d’être démontrée. « Aidez-nous, s’il vous plaît », demandaient-ils.

Dans un service néonatal, une femme médecin refusa d’être photographiée avec les bébés, tant elle avait honte : leurs langes étaient en lambeaux. Les bébés sont nourris au sein par des mères anémiques et il n’y a aucune nourriture en stock pour ces nourrissons.

À cause de la grave pénurie en denrées médicales, les médecins sont contraints de trouver d’autres remèdes. À la clinique, par exemple, ils séparent les enfants asthmatiques en deux groupes : les cas légers et les cas graves. Ils ne peuvent proposer ni broncho-dilatateurs, ni stéroïdes. En revanche, les asthmatiques légers sont assis par groupes de trois autour d’un nébuliseur pour inhaler de l’essence d’eucalyptus 20 minutes par jour pendant sept jours. Manifestement, les enfants tirent un certain bienfait de ce traitement simple.

Les cas graves impliquent cependant une approche plus élaborée. Des chercheurs ont découvert que les ouvriers des mines de sel des Carpates ne souffraient pas d’asthme. Le directeur de la polyclinique a donc simulé l’atmosphère d’une mine de sel pour les malades gravement atteints. Du sel séché est versé dans un moulin qui réduit les cristaux en poussière, laquelle est soufflée dans une petite pièce où les enfants inhalent le brouillard salé 20 minutes par jour pendant trois semaines. Les résultats enregistrés sont tout à fait impressionnants.

En l’absence de thérapeutique et de matériel, il est évident que les médecins, kinésithérapeutes, psychologues et infirmières fournissent aussi une autre forme de soins : une épaule pour pleurer et une oreille attentive – thérapie précieuse qui manque souvent fortement dans la médecine occidentale.

Après le déjeuner, tous les enfants se reposent pendant une heure, puis c’est le rendez-vous à la clinique dentaire, dépourvue d’anesthésiques locaux ou de matériaux de plombage. Le reste de l’après-midi est occupé aux soins de kinésithérapie, psychothérapie et à des jeux. Les enfants apprennent à vivre ensemble, à pratiquer des exercices physiques, ainsi que la danse classique. Après avoir observé une petite fille qui s’entraînait seule, je conclus que, si elle avait été sur une scène occidentale, elle aurait été étoile !

Les enfants irradiés se distinguent par leur taille et leur poids insuffisants, leur hyperactivité et leur pâleur. Leur visage est crispé ; ils pleurent souvent, se plaignent de maux de tête et d’insomnie. La fréquence des cas d’alcoolisme, de toxicomanie, de promiscuité sexuelle et de suicide est élevée et croissante.

Tous les enfants sont sous-alimentés, car la viande, le lait et les légumes sont trop chers. Leur nourriture se réduit à du pain et des pommes de terre, jour après jour. Pourtant, quand des visiteurs étrangers séjournent dans une maison ukrainienne, hospitalité et fierté imposent à leurs hôtes des sacrifices pour offrir une table couverte de mets délicats traditionnels, résultat d’une préparation de plusieurs jours.

FERMETURE SANS FIN

Les dômes dorés des églises orthodoxes orientales de Tchernigov scintillent dans le soleil, mais les harmoniques a cappella qui y résonnent s’enflent de la souffrance de ce peuple. Les représentants du gouvernement confirment que, en tant que nation, l’Ukraine a atteint le fond, sa situation dépassant même apparemment la capacité de compréhension de l’Occident.

En rentrant chez moi, je réfléchissais à la signification de ce que j’avais vu. Tchernobyl était une catastrophe mondiale illustrant la puissance phénoménale que renferme la nature. Ces forces élémentaires exigent le plus extrême respect. Tchernobyl est une démonstration de ce qui peut arriver quand ce respect vient à manquer : application de la loi des conséquences involontaires, lorsque le jugement erroné de quelques-uns se traduit par le malheur d’une multitude.

En Ukraine, dix autres centrales nucléaires vétustes présentent toujours des points de fuite et de corrosion. Des projets internationaux visant à les réparer et les améliorer sont en cours afin d’évider d’autres catastrophes.

Au fond, Tchernobyl est une tragédie humaine permanente. Comme je l’ai découvert, les Ukrainiens sont, dans une large mesure, un peuple abandonné et oublié. L’annonce de la fermeture de la centrale, bien qu’ayant ravi la une de la presse internationale, n’a pas mis un terme à leur souffrance.

Si nous l’oublions, poursuivait-il, « Tchernobyl n’appartiendra jamais au passé ; elle appartiendra aussi au futur ».

Vasily Pasichnyk, fondateur et directeur du Centre de réhabilitation médico-social pour enfants handicapés de Tchernigov

Vasily Pasichnyk, fondateur et directeur du Centre de réhabilitation médico-social pour enfants handicapés de Tchernigov, partage cette préoccupation. Dans une lettre qu’il m’envoyait en février, il regrettait de voir les problèmes perdurer, malgré la fermeture de la centrale nucléaire. Notamment, de nombreux Européens pensaient que tous les problèmes seraient du passé, une fois la centrale fermée. Ce type d’idée, écrivait-il, « serait une autre erreur de notre civilisation ». Si nous l’oublions, poursuivait-il, « Tchernobyl n’appartiendra jamais au passé ; elle appartiendra aussi au futur ».

Comment pouvons-nous mettre cette indescriptible tragédie en perspective ? Ce n’est, après tout, que l’une des nombreuses catastrophes humaines que nous pourrions citer. Je crois que nous pouvons tous nous réconforter en sachant qu’un Dieu juste et miséricordieux est en train de concrétiser un grand projet dans lequel toutes les vies humaines réaliseront un jour pleinement leur potentiel.

Ce projet est décrit dans les Écritures et nous en explorons consciencieusement les différents aspects dans chaque numéro de Vision. L’apôtre Paul écrivait : « J’estime que les souffrances du temps présent ne sauraient être comparées à la gloire à venir qui sera révélée pour nous […] avec l’espérance qu’elle [la création] aussi sera affranchie de la servitude de la corruption, pour avoir part à la liberté de la gloire des enfants de Dieu. Or, nous savons que, jusqu’à ce jour, la création tout entière soupire et souffre les douleurs de l’enfantement » (Romains 8 : 18, 21-22).

C’est là la vérité, et l’espérance, de Tchernobyl.