Les Christs d’Orient

Des demi-dieux, inspirés par le style gouvernemental de l’Empire romain et liés à la tradition chrétienne, ont apparu et disparu pendant près de deux millénaires en Europe. Dans le dernier numéro de Vision, nous avons vu une manifestation eurasiatique du culte du dirigeant qui s’est inscrite dans l’histoire de l’Union soviétique sous Lénine et Staline. La manipulation du sentiment religieux tient une part importante dans l’ascension et le régime des faux messies, et même les États athées ont succombé à la tentation d’utiliser la puissance de la piété.

Compte tenu de la propagation du totalitarisme et du communisme au XXe siècle, il n’est pas surprenant de trouver des cas d’ambition politique messianique dans l’Asie orientale moderne, ni de découvrir que le culte de ses gouvernants a des précédents locaux. Mao Tsé-toung en Chine, Pol Pot au Cambodge, de même que les membres de la dynastie Kim en Corée du Nord, ont tous revendiqué le statut de sauveur. En outre, ils ont tous exploité un précédent historique et un sentiment religieux pour asseoir leur légitimité.

L’avènement du communisme chinois domine l’histoire récente de l’Asie. Même si la brutalité gratuite exercée sous Joseph Staline en Union soviétique a profondément choqué le monde, au-delà même de celle d’Adolf Hitler, la violence du régime de Mao reste inégalée dans l’histoire moderne.

Avant d’en étudier les épouvantables détails, il convient de revenir sur le précurseur de Mao au XIXe siècle, un homme aux prétentions extraordinaires.

LE PRÉDÉCESSEUR MESSIANIQUE DE MAO

Environ cinquante ans avant la naissance de Mao (1893), la Chine subit les ravages d’un demi-dieu d’un autre genre qui s’est autoproclamé « Souverain céleste » : Hong Xiuquan (ou Hung Hsiu-ch’üan). Hong appartient au peuple Hakka, installé en Chine méridionale dans la province du Guangdong, voisine de la province d’origine de Mao, le Hunan. Mao est impressionné par le régime messianique de Hong ; il y trouve à la fois une source d’inspiration et un moyen de légitimer son propre système. Le parallèle se révélera fatal.

Hong prétend avoir eu une expérience mystique en 1837, un rêve dans lequel un vieil homme à barbe dorée portant un long manteau noir orné d’un dragon lui disait de débarrasser le monde du mal, en particulier de ses idoles. Dans sa vision, il recevait une épée et un sceau, ainsi que l’aide d’un autre homme d’âge moyen. Bien qu’il n’ait pas déclaré immédiatement avoir compris la signification de ce rêve, l’une de ses œuvres publiées cette année-là, « The Poem on executing the Vicious and Preserving the Righteous » (Poème sur l’exécution des méchants et la sauvegarde des justes), annonce la violence qui ne tardera pas à caractériser son royaume utopique quasi chrétien.

En 1843, Hong est frappé par une dépression à la suite de ses échecs répétés à l’examen de la fonction publique, capital pour accéder à une position sociale et à la prospérité dans la Chine impériale. Dans cet état de détresse mentale, il lit un livre, offert par un ami et rangé depuis des années sur une étagère : Good Words for Exhorting the Age (Les bons mots pour stimuler l’époque actuelle). C’est un recueil de neuf traités écrits par le premier évangéliste protestant chinois, Liang Fa, afin d’expliquer le christianisme à son peuple.

Après avoir lu l’abrégé du message essentiel de la Bible rédigé par Liang, Hong finit par être convaincu que, dans sa vision, le vieil homme mystérieux à la barbe dorée n’était autre que Dieu le Père. L’homme d’âge moyen devait être Jésus-Christ et lui, Hong Xiuquan, le jeune frère de Jésus. C’est ainsi qu’il se persuade être le nouveau messie envoyé pour sauver la Chine. Après s’être baptisé lui-même, Hong croit être devenu chrétien.

Dans une autre manifestation du type de régime qu’il veut instaurer, il ordonne immédiatement que soient forgées deux épées géantes, dites « tueuses de démons », qui symbolisent son désir de débarrasser le territoire du taoïsme, du confucianisme et du bouddhisme.

Étant enseignant, Hong parvient à convertir à ses croyances certains de ses collègues et ils se mettent à retirer de leurs écoles les plaques traditionnelles chinoises en bois qui honorent Confucius. Cependant, la réaction populaire est si forte que Hong doit s’enfuir à pied, parcourant 480 kilomètres pour gagner la province occidentale du Guangxi. Là, un condisciple a fondé une secte, l’association des Adorateurs de Dieu, dont Hong prendra la tête en 1847.

Indubitablement, la collection d’ouvrages de Hong, Ode on the Origin of the Way and Our Salvation (Ode sur l’origine de la Voie et sur notre Salut, 1845-1848), intègre en partie sa sévère interprétation de l’enseignement d’un missionnaire baptiste américain, Issachar Jacox Roberts, avec qui il a étudié pendant quelques mois en 1847. Dans tout cela, Hong se prépare à annoncer son « Royaume céleste de la Grande Paix » (Taiping), un régime théocratique austère.

Toutefois, il ne se passera rien d’important jusqu’à ce que le gouvernement chinois tente de réprimer par la force les Adorateurs de Dieu en 1850. C’est alors que la Révolte des Taiping éclate. Hong et ses partisans armés progressent vers le nord, prenant le contrôle d’environ 600 villes. Au fur et à mesure, ils sont rejoints par des dizaines de milliers de paysans mécontents qui protestent contre le colonialisme britannique, lequel soutient la dynastie (manchoue) affaiblie des Qing au pouvoir à Pékin (Beijing). Les propositions réformatrices de Hong – il est contre le jeu, la prostitution et la consommation d’opium – trouvent l’accord des populations locales. En mars 1853, fort d’une armée dont l’effectif approche le million, Hong s’empare de Nankin et rebaptise la ville « Capitale céleste » (Tianjin).

Elle n’aura cependant rien de céleste. Des querelles internes, ainsi qu’une aversion pour la tâche gouvernementale de la part du Souverain céleste, pèseront lourd. Hong assassine deux de ses généraux et, peu à peu, consacre davantage de temps à la contemplation religieuse ou à son harem. En une décennie, la capitale des Taiping se trouve sous une telle pression que les généraux de Hong conseillent un repli. Le roi refuse, affirmant que Dieu y pourvoira, même si Tianjin est assiégée. Néanmoins, en juin 1864, alors que sa santé décline, Hong se suicide à l’âge de 50 ans.

En un peu moins de sept semaines, les troupes Qing, secondées par des conseillers militaires occidentaux, prendront la ville et extermineront environ 100.000 sympathisants Taiping. Ce chiffre exorbitant est pourtant sans commune mesure avec les 20 millions de personnes qui sont mortes au combat ou de faim pendant le règne de Hong Xiuquan, l’homme que Mao Tsé-toung admirera tant.

Peut-être cette admiration explique-t-elle pourquoi, une décennie après l’accession au pouvoir de Mao, en 1959, la République populaire de Chine (RPC) ouvre un musée dans la maison natale de Hong, puis la rénove deux ans plus tard. En 1988, soit douze ans après le décès de Mao, le gouvernement chinois reconnaîtra la collection d’ouvrages de Hong, Origin of the Way (Origine de la Voie), comme « Documents d’intérêt national protégés ». À l’occasion du 140e anniversaire du soulèvement qui instaura le Royaume céleste de la Grande Paix, la RPC inaugurera le Musée commémoratif de Hong Xiuquan à Guangzhou (Canton) où, d’après la publicité locale, les « sites et reliques ne manqueront pas d’éveiller en vous le patriote ».

LA JEUNESSE DU PRÉSIDENT

Mao Tsé-toung (ou Zedong) naît au sein d’une famille paysanne plutôt aisée de Shaoshan, un village reculé du Hunan. Son père, envers qui il nourrira une relation antagoniste, est un travailleur acharné, tandis que sa mère est tolérante et très aimante. Les premiers liens de Mao avec le bouddhisme, encouragés par sa mère, vont finalement laisser place à un intérêt pour le marxisme-léninisme. En 1911, il s’engage dans l’armée révolutionnaire, luttant contre la dynastie Qing dans sa région natale. Cette courte expérience militaire à l’adolescence confirme son admiration pour les héros de son enfance : les empereurs guerriers chinois, le révolutionnaire George Washington, ainsi que Napoléon dans son ambition d’un nouvel empire romain (voir Messies ! Sixième Partie). Avec le renversement des souverains Qing et l’avènement de la république chinoise, Mao retourne à l’école et s’investit dans des groupements étudiants. De l’un d’eux, la Nouvelle Société populaire d’Étude, fondée pendant l’hiver 1917-1918, émaneront plusieurs membres du parti communiste dans les années qui suivront.

Une fois diplômé, Mao part pour Pékin, faisant une grande partie du chemin à pied. Il y travaille d’abord comme employé de bibliothèque. Son séjour coïncide avec l’éruption d’un anti-impérialisme chinois en réaction aux conditions défavorables imposées par le traité de Versailles à la fin de la Première Guerre mondiale : les concessions allemandes de Shandong, patrie de Confucius, sont censées être remises au Japon au lieu d’être rendues à la Chine. De manière spontanée, naît alors le Mouvement culturel et politique du 4 mai 1919. La Chine refuse de signer le traité et conclura finalement un accord séparé avec l’Allemagne.

En 1920, devenu directeur d’une école de Chansha, Mao y organise une antenne de la Ligue de la jeunesse communiste. Le soulèvement déclenché par le Mouvement du 4 mai conduit bientôt à la création du Parti communiste chinois (PCC). Mao est déjà sous l’influence des deux hommes qui ont fondé le parti : son mentor, Li Ta-chao (Li Dazhao), bibliothécaire en chef à l’université de Pékin, professeur d’histoire et sympathisant de la révolution bolchevique, ainsi que l’intellectuel anarchiste Chen Duxiu, l’organisateur du Mouvement du 4 mai. Mao assiste à la première session du Congrès national en juillet 1921, avant d’être élu en 1923 l’un des commissaires du Comité central.

En 1924-1925, il séjourne chez lui à Shaoshan. Il y remarque le potentiel qu’offrent les paysans dans une activité révolutionnaire, lorsque ceux-ci manifestent contre l’éviction des Chinois de la police étrangère de Shanghai. Les opinions de Li sur le marxisme-léninisme ont déjà formé le cœur de la réflexion de Mao. Li est convaincu que la paysannerie chinoise remplace le prolétariat citadin dans la théorie marxiste. Au moment de la mort de son mentor – exécuté en 1927 – il est devenu évident pour Mao qu’en Chine, la classe ouvrière urbaine est trop peu nombreuse pour changer quoi que ce soit en cas d’insurrection. Qui plus est, le Parti nationaliste chinois, sous la houlette de Tchang Kaï-chek (Chiang Kai-shek) avec qui Mao a travaillé en partenariat à une époque, vient de mener un coup d’état anti-communiste et de détruire les centres du parti dans les villes. Dès lors, Mao prend conscience que la Chine ne peut plus attendre que la révolution arrive du monde occidental industrialisé, et qu’il va falloir mobiliser la paysannerie pour vaincre les forces de l’impérialisme chinois.

DERRIÈRE LE MYTHE FONDATEUR

En 1930, Mao entame une année d’épuration au sein de ses camarades communistes des provinces du Jiangxi et du Fujian (entre 20.000 et 186.000 tués, selon les estimations). Jung Chang et Jon Halliday, dans leur ouvrage Mao, l’histoire inconnue, indiquent que « cet épisode critique – qui fut, à bien des égards, le moment fondateur du maoïsme – est encore tenu secret de nos jours. La responsabilité personnelle de Mao et les motifs de sa conduite, ainsi que son extrême brutalité, sont toujours tabous ».

Vers la fin de 1931, Mao apparaît comme le chef de la République soviétique chinoise nouvellement proclamée. L’Union soviétique reconnaît son autorité et le nomme Président du Comité, Président de la République et Premier ministre.

En 1934, l’Armée rouge chinoise a combattu et remporté quatre campagnes contre les forces nationalistes de Tchang Kaï-chek. Cependant, en octobre, elle ne peut résister à une cinquième campagne et doit donc entamer une retraite de 10.000 kilomètres sur une année, ce qu’on a appelé la Longue Marche. À cette époque, Mao est écarté de la présidence du Comité – réponse de ses collègues à sa première grande purge. Bien qu’il lui ait fallu attendre plusieurs mois avant de retrouver un rôle dirigeant au sein du parti, la mythologie de la Longue Marche fait de lui le Moïse chinois conduisant son peuple vers la liberté. Personne ne peut bien sûr rapporter honnêtement l’histoire de la Chine moderne sans admettre les vicissitudes et épreuves qu’ont connues les 80.000 participants à cette retraite. Terminée par moins de 4.000 d’entre eux, d’après Chang et Halliday, la marche demeurera le mythe fondateur de la Chine communiste. En cours de route, les marcheurs politisent la paysannerie, terrorisant les « propriétaires » et remettant leurs biens aux paysans.

Dans son livre publié en 2006, la réalisatrice de documentaire Sun Shuyun revient en détail sur les souvenirs des survivants de ce pénible voyage. Toutefois, elle laisse les personnes interrogées et ses études sur le terrain bouleverser une partie de la mythologie habituelle et révéler plus précisément la mesure de l’extrême brutalité de Mao, bien avant qu’aient frappé le terrible Grand Bond en avant (1958-1960) et la Révolution culturelle (1966-1976). Au cours de cette dernière, Mao assassinera même la plupart des derniers vétérans de la Longue Marche.

LE CULTE DE LA PERSONNALITÉ

Lorsque la marche se termine à l’automne 1935, ce qui reste des Armées rouges s’implantent à Yenan dans le Shaanxi, province du nord-ouest de la Chine. C’est là que Mao va pouvoir consolider son pouvoir, coopérant en secret avec les Japonais pendant leur invasion de la Chine.

Entre 1936 et 1944, il a le temps de fonder sa version chinoise du marxisme-léninisme, tout en écrivant plusieurs textes théoriques. Ce faisant, il s’aliène quelque peu le soutien financier soviétique de Joseph Staline (lequel fournira, pendant quelques temps à partir de 1940, 45 à 50 millions de dollars par an, en valeur actuelle). En effet, Staline ne croit pas que les communistes chinois puissent parvenir à un État révolutionnaire prolétarien sans s’associer à Tchang Kaï-chek. Le renversement dans l’équilibre du conflit contre les Allemands et les Japonais en 1945 donnera tort au dictateur soviétique.

À la même époque, mener des campagnes de terreur et de torture à l’encontre de ses propres partisans communistes reste, pour Mao, l’une des principales méthodes de maintien au pouvoir. Son bras droit, organisateur de la terreur, Kang Sheng, a participé aux purges de Staline en Union soviétique. Mao continue à contraindre ses propres partisans par la violence jusqu’à ce qu’il devienne évident que les Japonais vont perdre la Seconde Guerre mondiale et que l’Armée rouge doit affronter les nationalistes pour prendre le contrôle de la Chine. Dès lors, en toute hypocrisie, il se met à s’excuser pour les souffrances qu’il a infligées. En fait, il a besoin dorénavant de jeunes cadres et de chefs militaires expérimentés pour combattre l’ennemi nationaliste.

« La transformation du maoïsme en religion politique […] se fit à l’initiative du pouvoir et avec la participation spontanée des masses. »

Emilio Gentile, Les religions de la politique

Parallèlement, Mao met en place le culte de la personnalité pour lequel il est tristement célèbre. Grâce à la campagne de terreur, il peut facilement écarter, une fois pour toutes, les critiques sur son autorité. Selon Chang et Halliday, certains s’en rappellent comme du moment où il était « fermement gravé dans nos esprits l’idée que le président Mao [était] le seul et unique sage parmi nos dirigeants ». Ainsi, sa déification est-elle enracinée dans la terreur et dans une construction dont il est le maître d’œuvre. Le Quotidien de la Libération annonce en gros titre « Le camarade Mao Tsé-toung est le sauveur du peuple chinois ». Les gens se mettent à porter des badges à son effigie et à accrocher son portrait dans leur maison. Au début de 1945, au VIIe Congrès du parti – noyauté par ses fidèles et ses « partisans » terrorisés –, il s’intronise chef suprême du PCC. Mao est désormais le Staline chinois.

POUVOIR ABSOLU

Les quatre années qui suivent voit le pays s’enfoncer dans une guerre civile au cours de laquelle des actes innommables de violence, de brutalité, de torture, de privation de nourriture et de meurtre sont perpétrés et encouragés par les communistes chinois. On apprend aux paysans à livrer leurs voisins pour peu que ceux-ci soient mieux lotis ou qu’ils les aient offensés, souvent sans gravité. La terreur n’est jamais loin dans le monde de Mao.

En 1949, grâce à l’appui considérable des Soviétiques et à des communistes infiltrés chez les nationalistes, l’Armée rouge inflige une défaite à Tchang Kaï-check, lequel se refugie sur l’île de Taïwan (Formose). Comme Staline refuse d’aider Mao à prendre Taïwan par crainte d’une opposition américaine, les nationalistes bénéficient d’une base permanente. Cependant en octobre, Mao, qui détient désormais le pouvoir absolu sur 550 millions de personnes, grimpe au sommet de la Porte Tien-Anmen à Pékin pour annoncer la naissance de la République populaire de Chine. Il choisira d’apparaître au même endroit lors des grandes occasions. En cela, il copie les dirigeants soviétiques qui utilisent le tombeau de Lénine comme tribune. D’après l’historien Emilio Gentile, lors de ces occasions, Mao « s’offrait personnellement à l’adoration des masses telle la réincarnation moderne de l’ancien empereur chinois vénéré en tant que Fils du Ciel, apparaissant du haut de la Porte de la Paix céleste, sur l’immense place Tien-Anmen inondée par la foule ». L’adulation de Mao s’accentue franchement. Là encore, Gentile note que, « sa glorification se poursuivit après 1949 avec la multiplication de ses rôles mythiques et messianiques – "Mao est le soleil", "Mao est l’étoile du salut", "Mao est le timonier de la Chine" ».

« Les rituels de déification de Mao ont perpétué le culte de celui-ci, entraînant des millions de Chinois dans la construction collective d’un dieu vivant. »

Xing Lu, Rhetoric of the Chinese Cultural Revolution

Le nouveau gouvernement ne tarde pas à mener une autre campagne de terreur : cette fois, une année d’exécutions systématiques visant « espions », « propriétaires » et « contre-révolutionnaires ». Prétendant que « ce n’est que quand la chose aura été faite comme il faut que notre pouvoir sera assuré », le Président ordonne « des arrestations en masse, des exécutions en masse ». Environ trois millions de personnes périssent à cette époque, dans bien des cas en public. Pour des millions d’autres, plus précieux en tant que travailleurs forcés qu’en tant que victimes d’une élimination immédiate, la solution est la captivité ou le camp de travail. Toutefois, on estime jusqu’à 27 millions le nombre de personnes qui seraient mortes d’avoir travaillé trop durement ou d’avoir été poussées au suicide pendant le régime de Mao. Des millions d’autres sont placées sous surveillance tout en restant « en liberté ». Cependant, comme elles peuvent être raflées à tout moment pour n’importe quelle raison, elles vivent en permanence dans la peur, en marge de la société.

UN BOND EN AVANT, À RECULONS

Les efforts de Mao pour élever la République populaire de Chine au rang de superpuissance, par un accroissement de la productivité agricole et la poursuite de l’industrialisation, conduisent au second Plan quinquennal, dit du Grand Bond en avant. Ce sera une catastrophe. Entre 1958 et 1960, Mao exige du secteur agricole qu’il produise autant que possible afin de pouvoir exporter vers l’Union soviétique en échange d’une aide industrielle. De fausses informations sont annoncées sur l’amélioration de la capacité de production nationale, et des produits de base absolument indispensables partent à l’exportation. En 1961, la collectivisation forcée, une météo défavorable, de faibles récoltes et une pénurie de main-d'œuvre – provoquée par le transfert des travailleurs vers un secteur industriel rudimentaire – causent la disparition de presque 38 millions de Chinois, morts de faim ou d’épuisement au travail. Mao refuse d’admettre que ses politiques ont entraîné la pire famine qu’ait connue la Chine, si ce n’est l’histoire mondiale, et condamne les cadres du parti qui critiquent ses idées. Comme il a perdu la présidence du Comité en 1959, mais anticipé les reproches qu’on lui adresserait en cas de catastrophe, il entreprend de renforcer son culte de la personnalité et de créer le moyen de revenir au pouvoir.

Gentile fait l’observation suivante : « Au fur et à mesure que Mao regagnait du pouvoir, grandissait l’apologie de sa pensée et la divinisation de sa personne ». Il cite le journaliste italien Virgilio Lilli qui, après s’être rendu en Chine en 1960, écrit : « Mao Tsé-toung, pour les masses chinoises, est un saint qui participe d’ores et déjà de la divinité ».

Cette évolution coïncide avec la constitution par Mao des Gardes rouges, composés essentiellement d’étudiants, mais aussi de groupes de cadres du parti et de travailleurs désignés comme les Rebelles ou les Radicaux. Ensemble, ils vont ravager la Chine pendant une décennie.

UNE RÉVOLUTION TOUT SAUF CULTURELLE

En 1966, Mao est prêt à mobiliser ses étudiants-soldats manipulés et les cadres radicaux du parti. Grâce à leur travail dans les écoles, les Gardes rouges lancent la Révolution culturelle, claironnant les pensées du Président tirées de son Petit Livre Rouge largement diffusé (un milliard d’exemplaires imprimés). Ils reçoivent l’appui du chef militaire Lin Biao et de l’Armée de Libération populaire. Puristes dans leur réflexion, les Gardes rouges suivent la version radicale du marxisme-léniniste que prône Mao. L’épuration qu’ils mènent vise les ennemis du Président, allant des échelons supérieurs du gouvernement jusqu’aux intellectuels, écrivains, poètes, artistes, sans oublier les propriétaires terriens, bien entendu. Les Rebelles, de leur côté, agissent dans les usines et les structures administratives des zones urbaines.

Le sociologue chinois Jiping Zuo note qu’en 1966, « les rues de Beijing se remplirent de drapeaux arborant des slogans tels que "Longue vie au Président Mao" et "Prêts à mourir pour le Président Mao". Les chansons des enfants rappelaient les hymnes occidentaux à la gloire de Jésus […] Mao était glorifié comme le "Soleil rouge", le "Grand Maître", le "Grand Chef", le "Grand Commandant", le "Grand Timonier" et, de manière encore plus révélatrice, le "Messie des Travailleurs" ».

L’homme qui a pris à Mao la présidence de la RPC, son compagnon de la Longue Marche, Liu Shao-chi (ou Liu Shaoqi), se retrouve encerclé par 30.000 Gardes rouges. Ces derniers vont le traîner hors du palais présidentiel jusque dans la rue, l’humilier et le frapper, jusqu’à lui briser le dos. Envoyé dans un camp de détention, il y mourra en isolement, tout cela sous l’instigation de l’épouse de Mao, Jiang Qing.

Pendant la décennie de chaos culturel, les institutions religieuses sont attaquées, moines bouddhistes, prêtres catholiques et nonnes sont envoyés dans les campagnes pour y être « rééduqués ». La religion est ici encore accusée d’être « l’opium du peuple ». En revanche, une autre sorte de foi est encouragée. On dit que Mao peut guérir un malade si ce dernier lit son livre. Comme l’indique le diplomate de Singapour, Lee Khoon Choy, en écrivant sur cette époque : « Mao avait fait disparaître la fonction divine. Mao s’était transformé en Dieu. »

GOUVERNEUR DU MONDE

Mao va entreprendre une vaste recherche en matière historique et biographique. Pour ce faire, il analyse trois cents études de cas tirées de l’histoire chinoise et trente de l’histoire mondiale. Une centaine de biographies de personnalités chinoises et internationales monopolisent son attention. De plus, il analyse le régime de nombreux empereurs chinois, en appréciant notamment ceux qui ont connu le succès grâce à la cruauté et à l’oppression.

Dans la logique de ses ambitions nationales démesurées, son souhait est de gouverner le monde. Il ne peut s’arrêter au rôle de chef suprême de la Chine, ni même se contenter de surpasser Staline en tant que tenant le plus avancé du marxisme-léninisme. Il veut s’emparer de la planète. En 1968, il déclare à un maoïste australien : « À mon avis, le monde a besoin d’être unifié […] Dans le passé, nombreux furent ceux qui voulurent unifier le monde, parmi eux les Mongols, les Romains, […] Alexandre le Grand, Napoléon et l’Empire britannique. À présent, les États-Unis comme l’Union soviétique veulent unifier le monde. Hitler voulait unifier le monde […] Cependant, tous ont échoué. Il me semble que la possibilité d’unifier le monde ne s’est pas évaporée […] Selon moi, le monde peut être unifié. »

Mais il n’en sera rien. En septembre 1976, Mao succombe à un état de faiblesse causé par une grave crise cardiaque survenue en juin. Le Grand Timonier n’est plus, du moins en apparence. Son corps ne tarde pas à être embaumé dans la grande tradition soviétique et repose sur la place Tien-Anmen, dans un vaste mausolée accessible au public en adoration.

Dans son village natal, Shaoshan, est apparu tout un secteur artisanal du souvenir. La mort et la destruction sans égale que Mao a apportées ne modère pas l’intérêt qu’il suscite. Si l’on en croit Ian Buruma dans un article du Guardian de 2001, « en Chine, pendant des milliers d’années, des êtres humains ont été adorés tels des dieux, et ce qui importe à l’égard de Mao aux yeux des croyants, ce n’est plus s’il était bon ou mauvais ; ces catégories ne s’appliquent pas aux demi-dieux ».